Écrit et cultures dans l’Europe moderne

1. Le cours a poursuivi la recherche engagée l’année précédente sur une pièce représentée en 1613 à la Cour d’Angleterre, intitulée Cardenio. En 1653, le libraire londonien Humphrey Moseley fait enregistrer par la communauté des libraires et imprimeurs londoniens, la Stationers’ Company, les titres de quarante et une pièces de théâtre sur lesquelles il possède dès lors un « right in copy », une propriété exclusive. Parmi elles, The History of Cardenio, by Mr Fletcher. & Shakespeare, qui est sans doute la pièce jouée quarante ans plus tôt à Whitehall et dont, pour la première fois, les auteurs sont nommés : Fletcher et Shakespeare. Moseley n’a jamais publié la pièce, nous léguant ainsi le mystère du Cardenio perdu.

2. L’histoire aurait pu en rester là si en 1727 Lewis Theobald, l’un des trois premiers éditeurs des œuvres de Shakespeare au xviiie siècle, après Nicholas Rowe et Alexander Pope, n’avait pas fait représenter sur la scène du Theatre-Royal à Drury Lane à Londres une pièce intitulée Double Falshood, or The Distrest Lovers – que l’on pourrait traduire à la Marivaux comme La double imposture, ou les amants affligés. La pièce fut publiée l’année suivante avec une page de titre qui indique « Written Originally by W. Shakespeare ; And now Revised and Adapted to the Stage By Mr. Theobald, the Author of Shakespeare Restor’d » – qui était le titre de sa destructrice critique, publiée trois ans auparavant, de l’édition de Pope. Dans sa préface, Lewis Theobald affirmait posséder trois manuscrits d’une pièce perdue de Shakespeare, dont l’un datable de la décennie 1660. Le titre Cardenio n’est pas mentionné, mais les spectateurs et les lecteurs de la pièce de Theobald n’avaient aucune peine à reconnaître les personnages de la « nouvelle » imaginée par Cervantès et portée sur la scène en 1613 sous leurs nouveaux noms : Julio pour Cardenio, Leonora pour Luscinda, Violante pour Dorotea et Heriquez pour Fernando. Double Falshood est bien l’histoire de Cardenio/?Julio trahi par la perfidie de Fernando/?Henriquez, tout comme l’a été Dorotea/?Violante. Mais à la différence de Guillén de Castro ou de Pichou, dont nous avions étudié les adaptations théâtrales de Don Quichotte l’an dernier, Lewis Theobald n’a pas lié les mésaventures des amants affligés et finalement réunis avec les aventures de don Quichotte et Sancho. Ceux-ci n’apparaissent pas dans sa pièce et aucune n’allusion n’est faite au chevalier errant. Faut-il en conclure qu’il en allait déjà ainsi en 1613 et que Fletcher et Shakespeare avaient pris le même parti ? Ce serait sans doute oublier que leur pièce – si Theobald dit vrai – a été « revised » et « adapted » avec la liberté que s’autorisaient les dramaturges du xviiie siècle lorsqu’ils s’emparaient des œuvres anciennes – comme, par exemple, l’avait fait Theobald en 1719 avec sa réécriture de Richard II.

Roger Chartier

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