réévaluer le populisme

La lutte de classe incarnée dans le « communisme réel » à l’Est fut la barbarie. La politique des minorités et des petits récits fut un échec. Comment alors ne pas désespérer de la politique et se retirer du cirque populiste auquel semblent parfois se réduire nos démocraties désabusées ? En réévaluant le populisme qui n’est peut-être pas qu’un dévoiement dangereux ou comique des formes nobles de la politique mais aussi sa vérité essentielle. Une lecture du dernier livre d’Ernesto Laclau, La raison populiste.

Soljenitsyne est mort le 3 août dernier, et on a réentendu les mêmes naïvetés : à lui seul, il aurait ébranlé l’empire soviétique, témoignant de son arbitraire, de sa cruauté, de sa nature totalitaire et de sa structure de classe persistante. L’URSS n’a disparu ni par le cri d’un témoin exemplaire, ni par l’action d’une nouvelle lutte de classes (simples citoyens contre classe bureaucratique), ni par l’effet de la « lutte des zeks » (les prisonniers du goulag), mais parce que l’économie ne fonctionnait plus : ce système n’est mort que de ne pas avoir su se concilier ce que Soljenitsyne lui-même condamnait comme le « bazar commercial » de l’Occident. Voir la longévité de la dictature de Pinochet, ou la Chine : les tyrannies à l’économie ouverte se portent bien, aussi sanguinaires soient-elles.

En revanche, Soljenitsyne eut deux effets massifs sur les intellectuels occidentaux de gauche, français notamment. D’abord, il leur fit honte de ne pas s’être montrés assez lucides : il n’y avait pas d’équivalence dans la barbarie entre le capitalisme libéral et le « communisme réel », incommensurablement pire. Deuxième problème : sous le grand écrivain au courage peu commun pointait déjà un chauvin étrange, apologète du peuple russe et de l’âme slave, de l’orthodoxie et du christianisme européen, de l’autoritarisme, voire de l’antisémitisme et de la xénophobie, contre toute pensée en termes de classes, aussi raffinée soit-elle, bref un curieux populiste « petit-russien ». Dès lors, Soljenitsyne a placé la pensée politique de gauche devant une alternative impossible : soit dénier la barbarie à défaut de pouvoir la nier, soit céder au populisme. L’alternative n’était plus entre socialisme et barbarie, suivant les mots de Rosa Luxemburg, mais entre barbarie absolue et totalitaire et barbarie restreinte et populiste.

Face à un tel choix, beaucoup ont préféré se retirer dans un silence tantôt sceptique (suspendant toute revendication d’appartenance au nom d’une nouvelle scientificité), tantôt mélancolique (rêvant d’un autre peuple : perdu, absent, oublié). Ou dans une sorte de « politique étrangère » comme dit justement Corinne Enaudeau à propos de Lyotard dans Les transformateurs Lyotard, c’est-à-dire tantôt dans un rapport d’étrangeté radicale au champ politique, réduit à de petits récits ou à des témoignages singuliers et désarticulés, tantôt dans un souci exclusif des relations internationales pour ne plus avoir à penser une politique intérieure respirant trop les populismes de droite comme de gauche qui poussent sur les ruines de la lutte de classe et de la notion de « peuple ». Les dérives populistes sont les tombeaux des peuples et de l’esprit.

Annie Collovald nous rappelait ainsi (Vacarme n°37) que le « populisme » a pu changer de sens ces dernières décennies sans en devenir plus aimable. À l’époque de Lénine, il désignait une stratégie de la frange dominée des élites visant à mobiliser le peuple contre ses propres intérêts : bonapartisme, boulangisme, fascisme. Aujourd’hui, c’est plutôt une manière de discréditer les classes populaires, supposées plus sensibles aux idées simplistes, xénophobes, autoritaires : Le Pen au second tour ? La faute aux ouvriers. Il faut fuir ce double sens du « populisme » qui trompe le peuple ou s’abandonne à la bassesse qu’il lui prête, oscillant sans cesse entre mensonge et mépris, manipulation et lâcheté, haine des masses, peur des foules et amour douteux des tribunes et des grandes messes. Quitte pour ce faire, à fuir la politique.

Relevons pourtant le défi, en assumant la double identité que rejette une telle fuite : identité du populaire et du populiste, donc identité du populisme et de la politique en régime démo-cratique. C’est ce que tente depuis des années Ernesto Laclau. Un ouvrage récent, La raison populiste, en donne une excellente synthèse : sous les incantations aujourd’hui vides de la lutte de classe et sous son envers, la technocratie a-politique, le populisme serait la vérité même de la politique, pour le meilleur et pour le pire. Essayons d’en déplier le propos.

par Pierre Zaoui

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