On partirait d’une remarque idiote : dans l’expression « réfugiés politiques », il y a « politique », on se demanderait pourquoi.
Politiques, les réfugiés que nous avons rencontrés le sont à plusieurs titres. Une première fois parce qu’ils sont partis, parce que le nom de leur pays est devenu celui d’un événement, d’une défaite, un nom d’histoire plutôt que de géographie : Espagne 1939, Chili 1973, Algérie (depuis quand ?). Une seconde fois, parce qu’ils sont arrivés. Les conditions administratives, matérielles, policières de leur accueil rythment l’histoire concrète de la France et de l’Europe. Il y est question de droits, de nationalités gagnées et perdues, de papiers et de camps.
Politique, donc, aux deux bouts du voyage. Et entre les deux ? Entre les deux aussi, surtout, mais dans un sens plus secret, plus subjectif. Si la vie des réfugiés est en elle-même politique, ce n’est pas simplement d’avoir traversé deux affaires d’État. C’est aussi, en chemin, de les plier ensemble, de les faire passer constamment l’une dans l’autre, d’inventer ainsi une posture et une citoyenneté inédites. Ce n’est pas une affaire de « choc des cultures », ni de simple mélange. Plutôt une ligne tracée à force d’insistance avec des riens embarqués en catastrophe. Vous verrez : quand Tomàs répète qu’il voulait simplement, contre vents et marées, être imprimeur, on dirait qu’il fore un tunnel dans le siècle.
Tomàs
Rencontre dans une imprimerie à Choisy-le-roi, où l’on imprime Cenit, journal de la Confédération nationale des travailleurs (CNT) dont Tomàs est le directeur. Il a près de 80 ans. On s ’installe dans un coin, entre bruits de machines et de conversations. C’est autour du journal que la discussion commence. Parfois les mots lui viennent en espagnol ; sa fille, non loin de nous, traduit.
3Rappel des faits3
En janvier 1939, lorsque la défaite des combattants républicains devint inéluctable, la France proposa d’accueillir ceux-ci dans des camps. Les autorités avaient prévu l’arrivée de 2 000 personnes par jour. On enregistra 353 000 entrées entre janvier et février 1939. Soldats et civils trouvèrent un « abri » dans les camps de Saint-Cyprien, Barcarès, Argelès, Gurs… Nombre d’entre eux furent surveillés comme des prisonniers de guerre, retenus sur des plages, sans abri ni nourriture. Avec l’instauration du régime de Vichy, une loi de 1940 soumit ces réfugiés au travail forcé, les répartissant dans les secteurs de l’agriculture, de l’industrie et de l’armée. Cette loi fut abrogée à la Libération, et le statut de réfugié politique leur fut accordé.
Vacarme : Votre journal est rédigé en espagnol ?
Tomàs : Oui, je ne suis pas assez calé en français. Dans quels pays est-il distribué ? Partout, en Europe, en Asie, en Amérique. C’est un hebdomadaire. Dans le temps nous étions assez nombreux. À présent on l’est moins. On est des jeunes de 1936, nous ! L’âge est là. On perd beaucoup de copains, toutes les semaines. Mais tous les lundis matins, vous nous trouvez ici, à l’imprimerie. Des Espagnols qui ont fui l’Espagne franquiste et qui, aujourd’hui, vivent en France, en Angleterre, aux États-Unis, au Canada ou ailleurs, écrivent dans ce journal. Leurs enfants y travaillent aussi. Je ne sais pas pourquoi, peut-être pour l’ambiance familiale.
Pourriez-vous nous raconter votre départ de l’Espagne ?
Je suis venu en France dans un brancard de l’armée républicaine. J’avais 19 ans. J’ai la chance ou la malchance, appelez cela comme voulez, d’avoir été blessé le 4 janvier 1939, les derniers iours de la guerre [Tomàs a été blessé au côté droit, sa main est grièvement mutilée, il a perdu un œil]. La guerre d’Espagne s’est terminée le premier février.
Êtes-vous rentré clandestinement ?
À l’époque, cinq cent mille Espagnols sont arrivés en France. Il aurait fallu les tanks et les avions pour les empêcher de franchir la frontière ! Je suis passé clandestinement d’un train sanitaire espagnol à un train sanitaire français. C’est sans aucune formalité douanière que je suis arrivé à l’hôpital de Pau. Pour les valides, ils avaient aménagé les camps d’Argelès, de Barcarès et de Saint-Cyprien. Au mois de février, dans le Roussillon, avec la tramontane, sur la plage et sans aucun abri, ma famille était là. Ça s’est très mal passé. Moi, je suis resté à l’hôpital de Pau jusqu’en mai 1939, puis on m’a emmené dans le camp de concentration de Gurs, dans les Basses-Pyrénées. J’y suis resté deux ans, jusqu’à l’arrivée des Allemands. Ensuite j’ai été évacué dans le camp d’Agde. Aujourd’hui, c’est un lieu de villégiature. Pour nous c’étaient des vacances forcées, dans des baraques.
Comment avez-vous quitté les camps ?
Mon père, qui était valide, a été recruté en Normandie pour arracher des betteraves. Son récepissé n’était valable que dans le Calvados, il ne pouvait pas en sortir. Il a donc essayé de faire venir sa famille à la ferme, à savoir mes deux sœurs qui étaient dans un camp au Havre — on appelait cela un refuge —, et moi-même. Je suis arrivé par un train inter-zones de la Croix-Rouge. Comme il me restait cette pince [désignant sa main droite où il lui reste deux doigts], j’ai pu travailler. Mais je ne connaissais rien aux métiers de la ferme. Mon métier c’est imprimeur depuis l’âge de dix ans. À la ferme, une femme qui travaillait avec nous est morte, à cause du travail dans le froid. Le matin, il fallait casser le gel pour arracher les betteraves. Je ne voulais pas que ma mère meure comme cette femme. La police venait nous interroger dès qu’il y avait un problème dans la région. Un jour j’ai dit à un agent que je voulais partir d’ici, travailler comme bûcheron. L’agent devait être résistant, il a cru que je voulais entrer dans un maquis. Il nous a fourni les papiers et c’est comme ça qu’avec ma famille, je me suis retrouvé à Paris. J’ai travaillé avec mon père pour les grands Moulins de Paris pour faire du charbon de bois jusqu’à la Libération.