l’école, comme si on y était

Cinq jeunes profs dans une chambre, cinq profs du public et de la banlieue parisienne, Aubervilliers, Pantin, Les Mureaux , de lycée et de collège, qui se réunissent autour de la question : « Mais qu’est-ce qu’on a fait pour mériter ça ? »

Evidemment ça fait d’abord peur, et ça s’annonce accablant d’avance. Râler, encore se plaindre, encore pleurer, encore parler, encore râler… ou alors l’étendard républicain et tous ces mensonges sur l’égalité des chances et l’évangélisation des banlieues. Misère. Mais après coup, on a l’impression d’avoir échappé à l’alternative sinistre. En fait, c’était même très réjouissant cette petite table ronde. Avoir eu l’impression de se dire enfin la vérité, avec le seul désir de ne parler qu’en notre nom propre et de ne prétendre représenter personne. On a parlé des traumatismes, des saints, de l’enfer, du paradis et des raisons de notre métier.

Petite théologie républicaine, assez revigorante. À coup sûr, on recommencera.

Ont participé à cette table ronde : Bruno Gourdin, Pascale Guy, François Mortier, Marie-Hélène Piednoir, Pierre Zaoui

« Qu’est-ce que c’est, pour nous, un traumatisme ? »

Marie-Hélène (prof de français) : Un exemple. Ma première année, à Lille, avec des cinquièmes. J’avais eu la naïveté de laisser traîner mes clefs sur mon bureau pendant un cours. Steve, un élève complètement dingue, a pris les clés et nous a tous enfermés à l’intérieur. Il est resté derrière la porte et je lui parlais au travers, je lui demandais d’être sage, de nous ouvrir. Lui : « Vous pouvez tous crever, tu vas crever, squelette. » Les filles pleuraient, les garçons aussi. Ça a bien duré une demi-heure. Finalement, il a ouvert, il est venu se rasseoir, et j’ai repris le cours comme si de rien n’était. En fait, j’étais effondrée.

Et puis aussi une autre fois, avec les mêmes, un peu plus tard : ils se sont tous mis à crier de toutes leurs forces, tous, comme des sourds, pendant un quart d’heure. Alors, j’ai pris mon journal et j’ai attendu que ça passe. Quand ils ont arrêté, ils étaient complètement hagards, et ils se sont tous mis à bailler pendant plus de cinq minutes. C’était ahurissant.

Aujourd’hui (cinq ans plus tard), je pense que ça me laisserait complètement indifférente, mais sur le coup, c’était vraiment traumatisant.

Bruno (prof de français) : Non, je n’ai jamais vraiment été traumatisé. En revanche, il y a de l’insupportable. Quand, par exemple, ils se mettent tous à rire et que je ne peux pas les arrêter. Parce qu’alors je me dis qu’on va entendre tout ce qui se passe dans ma classe, qu’on va savoir que je ne sais pas tenir ma classe. Les profs, l’administration, les autres élèves… Ça, c’est mon angoisse. Je vais être catégorisé comme “mauvais prof”, comme « pôv’ mec ». Que je ne sois pas fait pour ce métier, c’est une évidence, mais qu’on s’en rende compte, c’est terrible…

Pierre (prof de philo) : Juste un petit traumatisme au milieu d’autres de la même farine, pas vraiment méchants, qui réduisent seulement à néant tes derniers lambeaux d’amour-propre. Je leur faisais un cours sur le travail avec lequel j’espérais un peu les intéresser. C’était le passage sur Marx, et je leur parlais de l’aliénation, de l’exploitation, de la classe ouvrière et de son armée industrielle de réserve — c’est-à-dire les chômeurs, bientôt la plupart d’entre eux et déjà la plupart de leurs parents —, d’Aubervilliers il y a cinquante ans, que des choses à la mode, quoi. Et puis, ils parlaient trop fort, je me suis tu, comme d’habitude, pour qu’ils se taisent à leur tour, mais là rien : ils n’ont pas remarqué, personne n’a remarqué que je m’étais arrêté, personne, et ils continuaient tous à parler et à hurler même. Sauf les trois du premier rang qui pouffaient de rire. Alors, je me suis senti vaciller dans l’inexistence. Debout, les deux mains posées sur ma table, je ne pouvais plus dire un mot : la femme de Loth se retournant sur Sodome. J’étais devenu purement et simplement membre à part entière du mobilier.

François (prof d’allemand) : Pour moi, le traumatisme, ce n’est pas qu’ils ne se rendent pas compte que je m’arrête de parler, c’est qu’ils ne se rendent pas compte que je commence ! À part ça, c’est tout, ça me suffit.

Vacarme

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