Deux ethnologues dans le métro

Résumé

« Nous sommes embarqués ». En partant de cette spécificité du « terrain » pour qui étudie les pratiques du métro, les auteurs reviennent sur la double enquête qu’ils ont menée sur celui du Caire. Mis en place à partir de la fin des années 1980, il est souvent présenté comme une oasis miraculeuse d’ordre et de propreté. J.-C. Depaule et P. Tastevin se sont interrogés sur la façon de rendre compte de ce « lieu mouvement » : de prendre la mesure d’une histoire en train de se faire ; d’observer les manifestations d’un savoir-vivre commun qui, selon eux, doit être rapproché des convenances observables dans l’espace de l’habitation (et ne saurait donc être imputé au seuls dispositifs « disciplinaires » conçus par les promoteurs et gestionnaires). Ils proposent en outre quelques réflexions sur les vertus et les limites d’une approche et d’une écriture à deux.

1. Le métro du Caire, dont la première ligne de type RER a été inaugurée en 1987 et la seconde, intra-urbaine, est en service depuis 1996 et 1999, semblait bien se prêter à une étude anthropologique, non pas parce que, selon l’appréciation de Marc Augé1, il serait un miroir grossissant, mais plutôt parce que ce mode de déplacement, importé dans une agglomération où existe une longue tradition de transports privés et publics de toutes sortes, constituait une innovation de taille dans l’existence quotidienne des Cairotes, une innovation technique et, selon ses promoteurs et ses gestionnaires, un dispositif massif devant assurer efficacement des flux en disciplinant ses usagers. Au début des années 2000, suffisamment de temps s’était écoulé pour que l’on essaie de comprendre comment ce corps étranger était entré, à l’évidence, dans les mœurs cairotes. En outre, il était désormais possible, non seulement de comparer le métro aux autres moyens de locomotion collectifs qui l’avaient précédé et qui pour beaucoup continuaient de fonctionner, mais d’observer si chacun des deux types de ligne, le premier de conception française, le second japonais, avait des effets propres sur les comportements.

2. Revenant, dans ce retour sur notre « cuisine du métro », sur la double enquête que nous y avons menée, en parallèle pour une large part, nous avons essayé de répondre aux interrogations formulées par les initiateurs de ce dossier, concernant l’observation, la question du local, « l’unité de temps et de lieu » et la description.

Observation participante

3. Comme le café où il est difficilement concevable qu’il ne soit pas consommateur, le métro est un terrain où l’observateur est nécessairement engagé dans la situation qu’il doit décrire. Sa place – le terme est à entendre ici littéralement, place assise ou debout – n’est donc pas en soi inconfortable puisqu’il est un usager, qui a acquis le droit d’être là en achetant son titre de transport (quelquefois on le lui a offert). Toutefois, s’il est étranger, il est un voyageur d’un genre un peu inhabituel : il est l’objet d’attentions particulières, qui relèvent du registre de l’hospitalité, et d’un traitement spécial, généralement bienveillant, si son comportement n’est pas conforme aux codes partagés. Comme tout utilisateur du métro, il a dû en faire tôt ou tard l’apprentissage en intériorisant des comportements dont la maîtrise le désigne aujourd’hui comme familier. Des inévitables bévues qu’il a commises, dont la plus embarrassante était d’entrer par mégarde dans la voiture réservée aux femmes, il a essayé de tirer les leçons (on le sait, les situations d’embarras ont une vertu pédagogique). Sa situation ainsi acquise devient éventuellement inconfortable, un basculement s’opère et il est perçu comme doublement étranger, en tant qu’étranger au pays et observateur, dès que son regard devient insistant, qu’il sort son carnet et son stylo ou son appareil de photo. Mais ceux-ci pourront être oubliés au bout d’un certain temps, comme l’est la présence d’un ouvrier en train de changer une ampoule au milieu d’une assemblée (merci à Christian Lallier, cinéaste et ethnologue, inspirateur de cette comparaison).

4. L’observateur voyageur s’est peu à peu constitué une mémoire. Elle est double, en l’occurrence, puisqu’elle est celle des deux observateurs signataires de cet article, partagée à travers les échanges de travail et, plus particulièrement, l’élaboration commune de textes.

5. Pour l’un, cette mémoire s’est nourrie non seulement de la fréquentation du métro depuis l’ouverture de la première ligne, mais aussi par une pratique de plus de trente ans des divers transports publics de l’agglomération du Caire, y compris certains qui ont disparu, le tramway ou le minibus de Zamalek ou la ligne du train de banlieue vers Hilwân, nommée déjà « métro », comme celle du tramway rapide desservant jusqu’aujourd’hui Héliopolis et appelé désormais al-mêtro al-‘âdî, « le métro ordinaire » (par différence avec al-mêtro al-anfâq, le « métro des souterrains »). Restée longtemps assez largement inattentive, cette pratique est devenue relation d’enquête et le métro, « terrain », d’abord au cours d’une phase préparatoire au début des années 1990, ensuite, à l’occasion de deux séjours, au printemps 2001 et au printemps 2002. L’autre découvrait en 2000, en même temps que le Caire, le métro en « apprenant à le prendre » à travers une utilisation quotidienne. Un apprentissage visuel, à défaut de maîtriser la langue, du moins au début. Pour « l’incompétent du métro » qu’il était alors, l’enquête de terrain consistait, à ses débuts, à tirer profit de son insuffisance initiale. Combiner des déplacements réguliers, accomplis en tant qu’usager parmi les usagers, avec une observation lente et située de leurs interactions, le plus souvent un carnet de notes à la main, lui permettait de construire, par approximations et ajustements successifs, exemples et contre-exemples, ce que l’on pourrait appeler le mode d’emploi du métro, indicateur des convenances et des usages en vigueur.

6. Pour ces raisons et sans doute pour bien d’autres, dont les plus évidentes sont l’âge, la taille et le cursus, ce que chacun de nous deux regarde diffère, ainsi que la manière complémentaire dont, délibérément ou non, nous le faisons, dans le dessein de produire, notamment à travers des descriptions (on en verra un exemple) qui sont comme des compromis d’écriture, une « fiction » plus complexe que ne le serait un texte rédigé par un seul et même auteur.

7. L’un – désigné ici comme « l’absent » – ne réside plus au Caire, où il se rend épisodiquement. L’autre vit en Égypte. Sa vision est plus immédiate, microsociologique, focalisée sur les petits territoires, les arrangements ordinaires entre les gens et le dispositif de ce « lieu mouvement » (Isaac Joseph2) qu’ils traversent. De semaine en semaine, il prend la mesure de l’histoire en train de se faire, des innovations introduites périodiquement depuis l’ouverture de la ligne n° 1. Elles sont non seulement d’ordre technique (sur la ligne n° 2, escaliers roulants, air conditionné…) mais organisationnelles : par exemple le prix unique du trajet (75 piastres), à la française, a supplanté le système à l’anglaise de tarifs modulés selon la distance, décourageant les trajets brefs et favorisant les plus longs ou, depuis 2005, des flèches rouges et vertes tracées sur le sol des quais et, dans les voitures, des inscriptions sont destinées à discipliner la montée et la descente, moment critique d’un trajet sur lequel nous reviendrons plus en détail. Dans les couloirs l’affichage publicitaire se développe dans des encadrements vitrés et lumineux prévus à cet effet dont beaucoup restent vides. Et en d’autres endroits : sur les contremarches des escaliers qui, vues à une certaine distance, fonctionnent comme des tableaux d’« Op art » composés de lamelles ; sur les quais, où des clips vidéos sont également retransmis par des moniteurs ; et dans les voitures, en bandeaux au-dessus des fenêtres. Avec la toute récente campagne de l’opérateur de téléphonie mobile Vodafone, on change d’échelle, puisqu’elle transforme entièrement l’aspect extérieur de certaines rames, en en recouvrant les wagons d’un film autocollant rouge vif, couleur emblématique de cette société. L’habillage publicitaire et la modification de la tarification constituent les deux principales mesures de la nouvelle politique commerciale du métro, qui correspond à un changement institutionnel majeur : l’affranchissement de la gestion (rentable) du métro de sa tutelle historique, l’organisme des chemins de fer (déficitaire). Autre nouveauté, dans un registre différent, l’appel à la prière du vendredi dans l’enceinte du métro.

Jean-Charles Depaule et Philippe Tastevin

Print Friendly, PDF & Email