Derrière les barreaux du néolibéralisme

Bernard E. Harcourt, directeur du Département de sciences politiques de l’Université de Chicago, vient de publier The Illusion of Free Markets. Punishment and the Myth of Natural Order, Cambridge, Harvard University, 2011.À l’occasion de la sortie de ce livre, le Département de sciences sociales de l’ENS Ulm a organisé le 4 mars 2011, par l’intermédiaire de Corentin Durand, un débat auquel participaient, outre l’auteur, Laurent Bonelli (GAP, Paris X Nanterre), Claire Lemercier (CSO, Sciences Po) et David Spector (PSE, ENS).

Intéressant aussi bien les sociologues de la délinquance, les économistes, les philosophes et les historiens de la prison, cet ouvrage fait ici l’objet de quatre lectures différentes, suivies d’une réponse de Bernard E. Harcourt :

Aux États-Unis, aujourd’hui, un adulte sur cent est en prison. Aux États-Unis aussi, la liberté du marché est largement considérée comme le meilleur système pour distribuer efficacement les ressources. La juxtaposition de ces deux constats bien connus peut paraître incongrue. C’est néanmoins à démontrer son bien-fondé que s’attelle dans son dernier ouvrage Bernard E. Harcourt, professeur de droit et de sciences politiques à l’Université de Chicago.

Ce travail vient ainsi enrichir les nombreux travaux consacrés depuis les années 1970 au phénomène de l’incarcération de masse aux États-Unis, que l’auteur inscrit dans le mouvement plus large de la « pénalité néolibérale [1] ». Dans des travaux précédents, l’incarcération de masse a été rattachée à une nouvelle forme de gestion de la misère et des inégalités raciales [2], à l’affaiblissement de l’idéal réhabilitatif au profit d’une « culture du contrôle [3] », ou encore au développement de nouvelles techniques de gouvernement instrumentalisant la peur du crime [4]. The Illusion of Free Markets prend acte de ces explications et propose de les augmenter d’une nouvelle perspective, dont l’ambition dépasse largement la sphère pénale.

Selon l’auteur, l’incarcération de masse et l’illusion du marché libre relèvent d’un même environnement idéologique, dont la clé de voûte est le mythe de l’ordre naturel. Son truchement permet l’articulation d’injonctions différentielles adressées par l’économie libérale à l’État : se tenir à distance de la sphère économique et intervenir sans faiblesse dans la sphère pénale.

Pour en finir avec les fictions de liberté et de discipline

L’ouvrage s’ouvre sur la discussion minutieuse de deux cas, considérés comme paradigmatiques des catégories de marché régulé et de marché libre, la police des grains dans le Paris du XVIIIe et le Chicago Board of Trade en 1996. Conversant notamment avec les travaux de Michel Foucault [5], l’auteur met en évidence le caractère anodin des interventions de la police des grains – qui concernent essentiellement des infractions de non balayage du trottoir devant les échoppes – et les règles strictes qui régissent les échanges au sein du Chicago Board of Trade. Cette démonstration convaincante permet à l’auteur d’affirmer que toutes les organisations économiques possèdent un système de régulation, de structure comparable, dont il convient d’analyser les dispositions hors des catégories « trompeuses et vides » (« misleading and empty », p. 25) de « liberté » et de « discipline ».

Par conséquent, il est nécessaire de comprendre comment ces catégories se sont imposées comme des référents incontournables pour penser les organisations économiques. Plus encore, c’est la performativité de ces catégories qui pose question : « Qu’est-ce qui a rendu possible cette vision du monde ? À quel prix ? C’est-à-dire, quelles sont les conséquences du fait de regarder le monde au travers de ces catégories [6] ? » (p. 26). La réponse à ces questions passe par une analyse généalogique de la notion d’« ordre naturel », qui soutient l’environnement idéologique facilitant, d’une part, le développement de la sphère pénale et, d’autre part, la naturalisation de la distribution des richesses dans la société américaine – conséquence certes moins nouvelle, et donc moins étudiée dans l’ouvrage, mais non moins importante.

De l’ordre naturel à la sanction des « déréglés »

Bernard Harcourt situe l’introduction du concept d’ordre naturel en économie au milieu du XVIIIe siècle, dans les travaux des physiocrates, et notamment de François Quesnay. Chez cet auteur, la notion d’ordre naturel vient concilier une vision déterministe de l’économie – dont il propose une modélisation au sein d’un circuit fermé – et l’affirmation de la liberté individuelle – qui ne doit pas être limitée par l’État. Les individus, en suivant librement leur intérêt naturel, participent à un ordre économique déterminé, qui obéit aux lois de la nature.

Corentin Durand

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