Les leçons de la catastrophe Critique historique de l’optimisme postmoderne

Les catastrophes qui s’enchaînent engendrent curieusement de grandes espérances. Peu après le désastre de Fukushima, Le Monde publiait une série d’articles aux titres bien sombres mais qui témoignaient en fait d’un optimisme à la fois naïf et paradoxal [1]. Ulrich Beck, le sociologue allemand mondialement connu pour sa théorie de la Société du risque, expliquait : « C’est le mythe du progrès et de la sécurité qui est en train de s’effondrer » ; selon le psychosociologue Harald Walzer, c’est « l’ère de la consommation et du confort qui va s’achever ». L’annonce que font ces articles de la clôture d’une époque, l’emploi du futur proche ou de la locution « en train de » trahissent une conception téléologique de l’histoire : la catastrophe n’est pas même refermée qu’elle présage déjà d’une aube nouvelle de responsabilité, de réflexivité et de souci écologique. Car cette fois-ci, bien entendu, les choses ne peuvent continuer « comme avant ».

D’où nous vient cet optimisme ? Outre la tradition millénariste si profondément ancrée dans nos représentations du désastre, ou bien la confiance progressiste dans notre capacité à réformer soudainement nos habitudes de pensée et de vie, ce qui ressort dans les articles post-Fukushima, c’est en fait la vulgate de la théorie de la postmodernité.

Car depuis les années 1980, dans la théorie sociale, la catastrophe technologique est devenue emblématique ou précurseur d’une immense rupture historique. Rupture avec le projet de maîtrise technique du monde, rupture avec l’idée de progrès, avec le mépris de la nature, avec le consumérisme… rupture en somme avec tout ce qui caractériserait la modernité elle-même. La catastrophe occupe une place essentielle dans le récit du dessillement postmoderne, car elle représente un moment d’involution de la modernité qui se trouve confrontée à ses propres créations.

C’est ce mouvement qu’a théorisé Ulrich Beck en 1986. Sous le titre ambigu de La Société du risque ce livre décrivait en fait une sortie du paradigme du risque et l’entrée dans celui de l’incertitude [2]. Son point de départ est que les risques ont changé de nature. Premièrement, ils ne sont plus naturels mais issus de la modernisation elle-même. Le progrès technique, au lieu de les diminuer, est devenu un facteur de risques. Deuxièmement, ces risques manufacturés se sont plus rigoureusement des risques, mais des incertitudes, c’est-à-dire qu’ils ne sont plus calculables, on ne peut plus leur attribuer une probabilité et estimer leurs incidences, on ne peut donc plus simplement les assurer comme la société de la fin du XIXe siècle avait réussi à le faire pour les risques industriels [3]. En lien avec cette théorie, l’auteur annonçait aussi l’émergence d’une société postmoderne répudiant les certitudes (supposées) de la société industrielle, productiviste et progressiste du XIXe jusqu’aux trente glorieuses. Le politique dans la société postmoderne vit et s’organise autour du risque et dans l’anticipation de la catastrophe. On dit aussi de la modernité qu’elle est devenue réflexive, c’est-à-dire qu’elle questionne dorénavant sa propre dynamique.

Jean-Baptiste Fressoz

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