Le récit du monde

Comment peut-on penser, comment peut-on écrire aujourd’hui une histoire à l’échelle du monde ? La question a été posée avec insistance depuis les années 1980, et elle l’a été, bien sûr, sur fond de mondialisation (ou de globalisation). Alors même que le programme d’une histoire globale était inscrit à l’ordre du jour, on a bientôt pris la mesure des difficultés de sa mise en œuvre. On n’avait certes pas attendu cette échéance pour dénoncer les limites d’une histoire écrite dans le cadre traditionnel de l’État-nation. Sans trop de difficultés, un accord pouvait se faire aussi sur la nécessité d’une approche comparative (dont il faut bien reconnaître qu’elle reste plus souvent revendiquée que pratiquée). On pouvait encore s’entendre sans peine sur la nécessité de rassembler et de mettre à la disposition des chercheurs l’information qui permettrait de mieux assurer une perspective « transnationale », « globale » ou « mondiale » : des revues, des sites, des réseaux ont été créés, qui n’ont cessé de se multiplier depuis trente ans. Mais on n’en est pas resté là. À l’appui de ce « changement d’échelle historiographique », des propositions ont été formulées, qui recommandaient des cadres d’analyse et des manières de faire : connected history, shared history, histoires croisées. Quand bien même ces démarches ont en commun d’insister sur les circulations, sur les contacts et sur leurs modalités, elles ne sont identiques ni dans leurs attendus ni dans leurs projets et l’on se gardera donc de les réduire abusivement l’une à l’autre. On le fera d’autant moins que la multiplication récente des propositions renvoie sans doute pour une part non négligeable à nos propres incertitudes sur les contours et la signification de la mondialisation contemporaine.

C’est, d’une certaine manière, en amont et à côté des débats en cours qu’il faut situer le dernier livre traduit de Jack Goody. Le doyen des anthropologues britanniques est loin d’être un inconnu pour les historiens, avec lesquels il n’a pas cessé de nouer liens et collaborations depuis quarante ans. Professeur à Cambridge, il est l’auteur d’une œuvre imposante et, pour une large part, traduite en français. Après ses premiers terrains africanistes, dans les années 1950, il a marqué sa préférence pour de vastes entreprises comparatistes à grande échelle, qu’il a consacrées, entre autres, à l’analyse des enjeux cognitifs de l’entrée dans l’écrit, à celle des formes de rationalité, à l’étude des systèmes familiaux et de leurs dynamiques, mais aussi à la cuisine et à la culture des fleurs. Son itinéraire est jalonné par autant de livres dont beaucoup sont devenus des classiques. Goody a le goût du grand-angle. Sans jamais perdre de vue ses premières références africaines (les LoDagaa du nord du Ghana continuent ainsi d’être invoqués de façon récurrente dans ses analyses), il s’est déplacé vers l’Asie, en particulier vers la Chine et vers l’Inde, à un moindre degré vers le Japon. Et c’est pour l’essentiel depuis l’Asie, et à partir d’une comparaison entre l’Asie et l’Europe, qu’il dénonce ce qu’il appelle le « vol de l’histoire », formule-choc dont le sous-titre de son livre explicite le contenu : « Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde ».

L’unité des civilisations

Ce sont donc les historiens, et, derrière eux, une puissante tradition historiographique occidentale dans laquelle ils s’inscrivent et qu’ils prolongent souvent sans en avoir pleine conscience, qui sont l’objet de la critique serrée et parfois véhémente de Jack Goody. Et les protagonistes qu’il s’est choisis ne sont pas les premiers venus : non pas le tout-venant de la corporation, mais de très grands noms, et plus précisément ceux dont les amples travaux sembleraient devoir les prévenir contre une semblable mise en cause : Fernand Braudel, l’historien de la Méditerranée et du capitalisme mondial ; le sociologue Norbert Elias (et, à l’arrière-plan de sa lecture du « procès de civilisation », Max Weber) ; l’historien de la science chinoise Joseph Needham ; l’antiquisant Moses Finley ou encore le théoricien Perry Anderson – pour ne retenir que les plus notables. Que reproche Goody à ces hommes dont il reconnaît par ailleurs qu’il « admire le travail » et qui partagent avec lui le goût des larges perspectives et des comparaisons à grande échelle ? D’avoir, d’une manière ou d’une autre, conforté le grand récit qui fait de l’expérience historique de l’Europe tout à la fois une exception et la mesure de l’histoire du reste du monde – et d’avoir, du même coup, privé le reste du monde de sa propre histoire. Telle est la thèse centrale, incessamment martelée, de ce livre.

On n’entrera pas ici dans le détail d’une démonstration appuyée sur d’immenses lectures en tous sens, pour ne retenir que l’argumentaire autour duquel elle s’organise. On peut être tenté de n’y voir, au départ, qu’une reprise d’un genre désormais bien éprouvé, la critique de l’européocentrisme et des effets qu’il continue de produire. Les études post-coloniales, les subaltern studies, d’autres encore nous ont sommés de « provincialiser l’Europe », de nous engager à dépayser, à décentrer le regard que nous portons sur le monde, de manière à rendre leur place à la multiplicité des histoires qui s’y sont inscrites [1]. Mais alors que ces courants historiographiques placent communément l’accent sur la « différence historique » et sur la radicale hétérogénéité du monde, le parti de Goody est diamétralement inverse. Il défend la thèse d’une unité fondamentale des civilisations – celles en tout cas de l’ensemble eurasiatique – à partir d’un socle commun qu’il situe à l’âge du bronze, en s’appuyant en particulier sur les travaux, maintes fois convoqués, du préhistorien Gordon Childe, unité maintenue dans la durée par un jeu d’échanges qui n’ont jamais été interrompus. À partir de cette expérience partagée, des différenciations se sont sans nul doute marquées au sein de cet ensemble. Mais, alors qu’elles n’ont en rien été univoques – ainsi l’Occident a-t-il connu de sévères reculs dans des moments d’exceptionnelle floraison des civilisations orientales, ainsi a-t-il existé plusieurs renaissances de part et d’autres –, ces différences ont toujours été lues dans un seul sens par une historiographie qui s’est consacrée à démontrer l’exceptionnalité de l’Occident au détriment des éléments communs à l’ensemble eurasiatique.

Or ces éléments constituent pour Goody l’essentiel. Toute une part de son analyse est donc consacrée à montrer que les traits et les acquisitions supposés distinctifs de l’expérience occidentale ont eu leurs équivalents dans le monde oriental. L’anthropologue prolonge ici une réflexion qu’il avait déjà entamée dans plusieurs de ses ouvrages précédents, en particulier dans The East in the West (1996) [2]. Il y montrait que, s’agissant des formes de la rationalité, de l’organisation des échanges ou de la famille, l’Europe ne pouvait revendiquer aucune différence essentielle par rapport aux sociétés orientales. La démonstration est reprise dans la dernière partie de ce livre et elle est élargie à d’autres objets : la ville et les fonctions urbaines, les institutions de savoir, la production des valeurs et encore celle des affects. Elle emporte, reconnaissons-le, inégalement la conviction [3]. Mais la ligne générale est clairement tracée : pendant longtemps, l’expérience européenne n’a rien produit qui justifie que l’on revendique pour elle un statut à part. Elle ne saurait être pensée dans les termes d’une différence radicale. Elle ne propose que des variantes qui peuvent et qui doivent être rapportées à d’autres variantes. On identifie là sans peine le parti de l’anthropologue, que Goody oppose à celui de l’historien : il entend restituer « le développement des sociétés humaines depuis l’âge du bronze sous une forme différente, celle d’une élaboration continue d’une culture urbaine et mercantile » que l’Orient et l’Occident ont longtemps eu en partage.

Or c’est le choix exactement inverse qu’a fait une tradition historiographique séculaire et dont les effets se sont fait sentir, si l’on accompagne l’auteur, bien au-delà du cercle des historiens. Elle accrédite en effet la thèse d’une exceptionnalité européenne, d’une différenciation absolue qui serait repérable dans la très longue durée. En inscrivant l’histoire de l’Europe dans une perspective téléologique, elle la relit à l’envers. Elle a choisi de la scander en fonction des valeurs et des réalisations qui sont devenues les nôtres assez tard, et dans lesquelles elle a beau jeu d’identifier les promesses de ce qu’elle revendique comme son destin particulier. La critique se déploie en ce point à un double niveau. Le premier, que l’on a déjà rencontré, est celui des données empiriques : à chacun des acquis que l’Occident se plaît à considérer comme son bien propre, Goody s’emploie à trouver des équivalences « orientales » au moins approximatives pour en conclure que rien ne justifie les prétentions européennes. On n’entrera pas ici dans un débat qui, à chaque fois, requiert les compétences de spécialistes et dont il faut souhaiter qu’il soit tenu – en fait, il a commencé de l’être sur plusieurs fronts. Le second niveau de la critique se situe ailleurs : il met en cause la nature et la fonction mêmes du récit historique que l’Occident s’est employé à produire et qu’il a réussi à imposer au reste du monde : celui de sa propre histoire et, inséparablement, celui de toutes les autres. Pourtant, la véritable différenciation de l’histoire de l’Europe et des extensions européennes est tardive : elle n’a commencé, pour l’auteur, qu’avec ce qu’il continue d’appeler la « Renaissance », elle s’est poursuivie avec la révolution scientifique du XVIIe siècle, les Lumières et la Révolution industrielle. C’est alors, et alors seulement, que l’Occident a assuré sa suprématie et sa (provisoire) mainmise sur le monde. Mais cette emprise a été redoublée et justifiée par l’invention d’un récit de la modernité triomphante, identifiée avec sa propre histoire recomposée sous les espèces de la nécessité.

Jacques Revel

Print Friendly, PDF & Email