L’abécédaire ibéro-américain de la modernité politique

Javier Fernández Sebastián est professeur d’Histoire de la Pensée Politique à l’Universidad del País Vasco (Bilbao). Il dirige le projet « Iberconceptos » qui réunit un groupe nombreux d’universitaires européens et américains, et dont les recherches portent sur l’histoire des concepts ibéro-américains de 1750 à 1850. Cet entretien a été réalisé à l’occasion de la parution du premier tome du Diccionario político y social del mundo iberoamericano.

 

La Vie des Idées : Le dictionnaire Iberconceptos est l’aboutissement d’un projet international de recherche rassemblant des dizaines de spécialistes de l’aire ibéro-américaine. Pourquoi une entreprise d’une telle ampleur ?

Javier Fernández Sebastián : Au milieu des années 1990, un groupe d’historiens espagnols dirigés par Juan Francisco Fuentes et moi-même, s’est aperçu de l’existence d’un problème important dans les études des concepts historiques. Les historiens tendaient, de manière clairement anachronique, à supposer que des concepts d’il y a deux ou trois siècles étaient toujours transparents, et pouvaient être compris sans efforts aujourd’hui, comme s’ils n’avaient pas connu des changements importants. Nous avons alors pensé qu’il était nécessaire d’historiciser les catégories nous permettant de comprendre la réalité. Dans la mesure où les agents historiques ne peuvent voir que ce qui a été conceptualisé, et que les lunettes conceptuelles à travers lesquelles on perçoit la réalité ont varié au fil du temps, il est indispensable de faire l’histoire des concepts. Nous avons pensé, en définitive, qu’à côté d’une histoire des faits et des événements, cela valait la peine d’écrire aussi l’histoire des instruments grâce auxquels on comprend ces événements. Cela nous a mené à l’histoire des concepts. Après six ans de travail, nous avons publié en 2002 un premier dictionnaire, qui rassemblait l’histoire d’une centaine de concepts politiques fondamentaux de l’Espagne du XIXe siècle. Le volume fut suivi en 2008 d’un deuxième tome consacré au XXe siècle. Je participais en même temps à d’autres réseaux internationaux de spécialistes en histoire des concepts, et c’est à l’occasion de diverses rencontres que j’ai fait la connaissance de certains universitaires français et latino-américains : des Argentins comme Elías Palti ou Noemí Goldman, des Mexicains comme Guillermo Zermeño, des Brésiliens comme João Feres… À l’occasion de plusieurs réunions à Paris, Vitoria ou Rio de Janeiro, nous fûmes quelques-uns à proposer la possibilité d’organiser un projet ibéro-américain, qui comprenne donc l’Amérique Latine, l’Espagne et le Portugal. Nous partions de l’idée que les concepts ne sont pas des idées pures, sans être non plus purement nationaux, même si cette dimension existe. Les concepts sont intimement liés aux expériences historiques des sociétés : à la différence des idées anhistoriques, platoniciennes ou cartésiennes que certains imaginent, les concepts évoluent au fil des transformations sociales et politiques. Ils ont beaucoup à voir avec la manière dont les gens comprennent, transforment et manient les scénarios dans lesquels ils vivent. Partant de l’interaction continue entre le plan sociopolitique et le plan intellectuel et linguistique, des instruments de compréhension sont créés qui varient avec le temps, et qui sont liés à certains termes clés. En résumé : nous sommes d’abord arrivés à l’histoire des concepts, puis nous avons appliqué cette nouvelle méthodologie à un contexte national spécifique, celui de l’Espagne. Par la suite, nous avons pensé que les concepts ne doivent pas nécessairement entrer dans ce moule, et qu’ils devraient plutôt être étudiés dans le cadre plus large d’une culture. Nous entendons par là une certaine structure ou constellation de concepts qui change avec le temps. Et ces « cultures » dépassent bien sûr le cadre national. C’est ainsi que nous avons commencé par nous focaliser sur une période clé d’évolution conceptuelle à échelle transnationale, depuis le milieu du XVIIIe siècle jusqu’au milieu du XIXe. Nous avons d’abord choisi dix concepts : histoire, libéralisme, opinion publique, nation, citoyenneté… et nous nous sommes mis au travail. Cette étape s’est achevée par la publication du premier tome du Diccionario político y social del mundo iberoamericano sur la période de transition vers le monde moderne. Nous sommes en train de préparer actuellement le deuxième volume, qui comprend les concepts de civilisation, démocratie, État, indépendance, souveraineté, etc. En dehors de l’achèvement de ce deuxième volume, nous souhaitons assurer la continuité du réseau Iberconceptos – composé de presque une centaine de chercheurs de plus d’une douzaine de pays. À cette fin, nous aborderons dans la prochaine étape l’étude d’une série de champs sémantiques articulés autour de cinq axes : économie politique ; classements ethniques et identités sociales ; religion et politique ; empire et colonies ; et, pour finir, une réflexion sur la naissance des concepts historiographiques que nous utilisons pour comprendre cette période d’entrée dans la modernité.

Jeanne Moisand & Gabriel Entin

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