1. La peinture hollandaise du xviie siècle occupe une place singulière dans l’œuvre de Daniel Arasse. Sans être un « spécialiste» du Siècle d’or, l’historien d’art a néanmoins marqué durablement l’historiographie de cette période. Son étude consacrée à la peinture de Johannes Vermeer, notamment, rééditée et traduite dans plusieurs langues, est souvent citée parmi les ouvrages de référence sur le peintre de Delft, même si, curieusement, la contribution n’a été que rarement évaluée ou soulignée, y compris par les spécialistes de la peinture hollandaise du xviie siècle, qui citent volontiers les travaux de l’historien français sans pour autant en discuter clairement les arguments et les lignes directrices1. Tout se passe, en définitive, comme si le statut particulier du regard porté par l’historien français sur la peinture hollandaise du xviie siècle ne l’avait pas empêché de recevoir une certaine attention de la part des spécialistes, mais lui avait interdit de recevoir en retour une réponse susceptible d’alimenter le débat.
2. Portant sur les analyses consacrées par Daniel Arasse à la peinture hollandaise du xviie siècle et, plus spécifiquement, l’œuvre de Vermeer, cet article se propose de pallier ce manque en présentant, à travers quelques exemples choisis, le résultat de ses recherches, mais aussi en tentant d’appréhender et de traduire la « manière», le « style» de l’historien d’art. Il s’agira de saisir la logique de sa pensée, les raisons et les principes historiographiques qui le poussent à approfondir certaines questions et à en laisser d’autres en suspens, mais aussi de comprendre les raisons et les motivations qui ont poussé un spécialiste de la peinture italienne de la Renaissance à choisir de parler de l’art hollandais et de mettre ses mots sur ces images. Cette étude n’est donc pas de nature psychologique mais historiographique2. A travers cette mise en abyme de l’art hollandais dans l’œuvre de Daniel Arasse, il sera possible d’en restituer la cohérence – ce qu’il appelait lui-même, à propos des tableaux de Vermeer, sa « problématique interne3».
3. Comme il l’avoue dès les premières lignes de l’Ambition de Vermeer (1994), Daniel Arasse a souhaité étudier quelques-uns des tableaux les plus importants du peintre hollandais en raison de l’étrange fascination qu’ils exerçaient sur lui. Citant le critique Jean-Louis Vaudoyer, il affirme vouloir « faire sentir Vermeer»4. Une même métaphore est ainsi filée, tout au long de son discours: celle d’une « mystique», qui, pour lui, infuse une bonne partie des productions artistiques des peintres hollandais du xviie siècle. Un même champ lexical, également: celui de la « magie», du « secret» caché aux yeux profanes qui, par la fascination qu’il exerce sur les spectateurs, semble les attirer vers lui, les « happer», les prendre au piège du regard, sans même qu’ils sachent vraiment la raison de ce que l’historien appelle aussi, dans le Détail, une « fascination iconique» et « picturale»5: « A la fascination pour la vérité avec laquelle est rendu l’objet (ou le détail d’objet) s’ajoute le fait que, portant fréquemment la marque du temps sur l’objet qu’il représente, ce détail iconique est le relais possible d’une mise en récit de l’image qui, de détail en détail, s’articule au travers du tableau»6.
4. Daniel Arasse n’est pas dupe de l’ancienneté ou de la banalité de telles images, même s’il n’hésite ni à les inscrire dans son propre argumentaire, ni à en tirer des informations précieuses quant à la connaissance des œuvres qu’il analyse. Depuis le fameux article que William Thoré-Bürger a consacré à Vermeer – le mystérieux « sphinx de Delft »7 –, la plupart des amateurs du Siècle d’or (à la notable exception d’Eugène Fromentin) ont fait l’éloge du « secret de cette mystérieuse magie» de la peinture hollandaise du xviie siècle évoqué par Henri Havard en 18818. Mais plutôt que de révoquer ces métaphores, sous le prétexte qu’elles ne sont, en définitive, que d’aimables « songeries» ou des « divagations libres», Daniel Arasse choisit d’en ressaisir la logique, « de l’intérieur». Il s’agit pour lui d’en reconstituer la structure commune, décrite comme « une histoire du regard posé sur la peinture et sur la relation complexe qui s’est jouée dans l’histoire entre les surfaces peintes et leurs spectateurs»9. Il ne souhaite pas démontrer, pour une énième fois, que « c’est le regardeur qui fait le tableau», selon les mots de Marcel Duchamp. Cette « relation», explique-t-il, « est une visée de l’œuvre, construite par le peintre dans le tableau, pour que ce dernier exerce son plein effet sur celui qui regarde»10. Chez Vermeer, comme chez d’autres peintres hollandais, le « regardeur fait moins le tableau» qu’il ne le « valide», en s’inscrivant dans la structure savamment et ingénieusement préparée par son auteur.
5. Daniel Arasse en donne un premier exemple très significatif: la Femme à la balance (fig. 1)11. Rappelant les différentes interprétations tirées de la présence, à l’arrière-plan, d’un tableau représentant le Jugement dernier, il constate qu’il est impossible de privilégier une analyse iconographique plus qu’une autre. Il cite quelques-uns des historiens d’art s’étant intéressés au tableau de Vermeer. Albert Blankert n’a pas eu tort de souligner l’opposition pouvant apparaître entre les connotations morales de ce thème religieux et l’activité simplement matérielle de la jeune femme12. Plus tard, il a d’ailleurs fait évoluer son interprétation en faisant de la Femme à la balance une illustration du thème théologique et moral du Triomphe de la Vérité sur les forces matérielles13. Mais cette lecture n’invalide pas, par exemple, la lecture de l’historienne d’art Nanette Salomon, laquelle voit dans l’association de la figure féminine, décrite comme enceinte depuis un article de 197114, et la balance en équilibre une illustration du refus de la prédestination protestante15. Elle ne paraît pas davantage contredire le commentaire d’Arthur K. Wheelock qui, considérant que les deux plateaux de la balance sont vides, pense que le tableau représente une « femme responsable de ses propres actions, qu’elle pèse et équilibre» et « consciente du Jugement dernier qui l’attend, sans en être effrayée»16. Une autre interprétation emblématique, avancée par Ivan Gaskell qui, rapprochant les motifs du miroir et de la balance de la figure de la Vérité divine de la Religion révélée décrite dans l’Iconologia (1593) de Cesare Ripa17, est également plausible, mais n’annihile pas les précédentes18. « La détermination précise de ces connotations est impossible, constate Daniel Arasse, [car] le tableau déjoue toute interprétation univoque et il a autorisé cinq hypothèses aussi divergentes que vraisemblables»19. Et, ajoute-t-il, « en voulant interpréter de façon univoque un tableau dont la signification allégorique est volontairement incertaine, l’approche iconographique complique à l’extrême les allusions éventuelles d’un tableau apparemment simple»20.
6. En soulignant le caractère indécidable de l’interprétation de la Femme à la balance – ou l’immense difficulté rencontrée par l’iconographe dans le choix d’une interprétation particulière –, l’historien d’art pointe une problématique sur laquelle il insiste régulièrement: celle de la polysémie des tableaux. Plutôt que de procéder à l’analyse « typiquement iconographique» des œuvres d’art, en les « épelant» pour leur « donner du sens», l’historien préfère tenter de « cerner comment la mise en œuvre [des] éléments connus [des tableaux] produit une signification propre à l’œuvre et à son auteur»21. Il ne s’agit pas d’aboutir au choix d’un sens de l’œuvre parmi toutes celles qui sont rendues disponibles par l’interprétation, mais de les faire jouer toutes ensemble, et d’essayer de trouver le lien qui les unit ou les traverse, permettant ainsi de définir la façon dont l’auteur s’est spécifiquement approprié le sujet de son œuvre22. « Choisir une interprétation au détriment d’une autre revient à s’empêcher de comprendre les voies et les finalités mêmes» de la représentation et, pire, amène à ne reconnaître dans les œuvres et leur histoire que ce qui offre le moins d’intérêt – leurs points communs –, tandis que les écarts et les différences les plus significatifs sont écrasés ou ignorés: « l’interprétation historique ne fait que reconnaître du commun dans le singulier, du connu dans l’inconnu, du convenu dans l’incongru». « Le “savoir” l’emporte alors sur le “voir”»23.