Chronique de la révolution tunisienne

Tunis, samedi midi 15 janvier 2011

« Petite rubrique d’un lendemain de réveillon »

Un soleil pâle perce. Au loin quelques fumées noires : voitures ? magasins ?

Les hélicos ont tourné une partie de la nuit et de la matinée, leur souffle n’a pas suffi à éteindre les incendies. Je reviens de la Goulette, le long de la corniche une série de voitures sans roues, sans moteur, brûlées, on se croirait la nuit de la St Sylvestre dans le 93. Par contre les chars filtrent les pillards (ils sont français, je parle des chars AMX 30, c’est ça la vraie coopération) ; la police arrête les camionnettes bondées pour transférer la marchandise dans des paniers à salade.  D’autres « flics » en jeans reconnaissables sans doute à leur long gourdins surveillent les jeunes… là encore il y a délit de sale gueule. Tout cela est psychédélique.

Les gens errent un peu ; même pas heureux ; ils ne croient pas encore en leur victoire ! Ainsi la statue de bronze était en plâtre, le général un pleutre, sa famille effectivement celle d’Ali et des 40 voleurs.

Le plus facile est fait : la baudruche s’est dégonflée. Le plus dur est à venir : les tontons macoutes ont peur, ils rêvent de revanche. Les affamés vont vite comprendre que rien n’a changé, demain, ils auront toujours faim, voire plus. La petite bourgeoisie est effrayée de l’audace de ses jeunes, pourvu que leur retraite permette de jouer aux cartes au café… comme avant !

Les touristes se pressent devant les canots de sauvetage ; pour l’instant les issues sont bloquées ; l’aéroport est en surcharge ; ça sent la sueur et l’angoisse. Bref, le navire craque, il ne coule pas encore

Où est le nouveau sauveur ? A Paris, à la Mecque ? A Kaboul ? Pourquoi pas à Sfax. Tout le monde sort sa lorgnette mais tous sont aveugles, le mur est trop près.

L’armée veille et surveille la Police, la Garde Nationale surveille l’armée, plus personne ne surveille la Garde Nationale. Pourvu qu’elle ne prenne pas peur ! Enfin les hélicos tournent toujours. Carrefour est en cendre ; Monoprix s’en tire un peu mieux, il n’a été que pillé.

Pas un bruit, les voitures se font discrètes, surtout les belles rutilantes qui crânaient avant. Un tank somnole au pied de l’hôtel ; bref on est rassurés.

On attend la prochaine manif… contre Qui ?

Pierre

Nuit du dimanche 16 janvier 2011,

« Règlement de compte… »

Le pire scénario se dessine. La garde nationale – dont plusieurs membres auraient été lynchés – pratique la politique du pire. L’armée est devenue le dernier rempart du peuple. Elle commence à être épuisée. Les milices d’un côté, les pillards de l’autre. Ses seuls soutiens, les pauvres bougres armés de marteaux ou de gourdin qui essayent de garder le peu de biens qu’ils ont.

Le Gouvernement (je ne sais pourquoi j’utilise un G majuscule) ne peut pas grand choses. N’oublions pas qu’ils étaient tous ou presque des nervis. Peu les respectent, il y a craindre que moins encore leur obéisse.

Les gens ont peur. On ne sait plus qui est l’ennemi, le complice, le voleur ?

Pas encore de résonance d’armes lourdes ; heureusement, on ne saurait de quel côté elles sont utilisées. Maintenant, comme d’habitude, les « démocrates » sont dépassés. La boîte de Pandore est ouverte. Pour faire bien dans le tableau des mercenaires surarmés sont arrêtés ! Il y a vraiment des fois où le jasmin pue.

Air France, toujours à la pointe de l’efficacité retarde ses vols ; vendredi derniers les dernières places étaient en vente à 1 092 euros l’aller simple alors que c’est moins de 200 euros en temps normal. Au moins les nantis ont pu emporter leurs valises de billets. Vive Air France.

La nuit sera courte, sans doute agitée. Les hélicoptères tournent encore… pour combien de temps ?

Pierre

Tunis, lundi 17 janvier 2011

« Et Carthago delenda est… »

Depuis ce matin, le palais ex-présidentiel de Carthage, tend à s’harmoniser au paysage de ruines antiques environnant. Pourtant, dans leur sagesse, les romains y avaient semé du sel pour que rien n’y soit reconstruit !

Bref, les forces spéciales ont agi, les méchants de la garde présidentielle sont dispersés, en fuite ou prisonniers ? Il paraît que plusieurs gardes du corps du Président ont été tués alors qu’ils fuyaient vers la Lybie. Mais les rumeurs ??? Il s’avère à cet effet que les mercenaires allemands étaient des chasseurs de sangliers suédois. La prochaine fois, ils feront mieux d’aller aux champignons.

Par contre, le parc automobile de Tunis s’est transformé. En quelques heures les 4×4 rutilants ont fait place à des guimbardes dont on ne pensait plus qu’elles existaient encore. Des camionnettes sont remplies de marchandises diverses : vêtements (encore sur des cintres), des écrans plats, des caisses de conserves. Les grandes soldes donc. La carte de crédit a été remplacée par les gourdins, pas aussi discret mais très efficace.

Quelques voitures n’ont pas de plaque, probablement un emprunt auprès du port de la Goulette pourtant lourdement gardé.

Actuellement, les chenilles sont très à la mode. Pas terrible pour l’asphalte, surtout que la couche est parfois mince (pots de vins obligeait). Les feux rouges ne sont donc pas respectés mais c’est plutôt rassurant, c’est la seule constante avec le passé (il y a une semaine déjà).

Seule autre bonne nouvelle dans ce paysage ; sur le marché noir, le prix des roues et des jantes a soudainement chuté. Il y a abondance d’offre et peu de demandes. Ceux qui auraient pu être intéressés se sont vus le plus souvent délestés également de leur moteur !

Heureusement, les comités de quartier veillent sur les forces de l’ordre ! Bravo pour leur organisation spontanée et efficace.

Donc, tout le monde espère que la vie va reprendre son train-train habituel. Un nouveau gouvernement arrive, des commissions d’enquête vont être créées. Les vrais barbus en arrivage de Londres ou d’ailleurs vont être glabres pour mieux se mêler à la foule. D’autres, encore innocents mais frustrés, vont se laisser pousser la barbe.

Ce matin, la vie retrouve son quotidien. On commence à balayer les gravats et les militaires somnolents dans leurs chars.

En principe mon vol de retour est pour demain midi. Si Allah est grand et Air France enfin efficace, je boirai donc le champagne à Theneuil demain soir en l’honneur d’un peuple qui – sur bien des aspects – a été plus qu’admirable et qui peut donner bien des leçons à d’autres.

Je pense qu’il faut quand même rester très vigilant, les forces du mal sont à l’affut et ne sont pas prêtes à laisser cette victoire impunie.

Ainsi va la vie. Amitiés à tous.

Pierre

Mardi 18 janvier 2011 –

« Jour 4 de la révolution de jasmin ».

Les rues sont propres, les camions poubelles déblayent les gravats. Les bureaux reprennent vie. Les directeurs de service sont au pied des ascenseurs pour accueillir leur personnel, les cravates sont oubliées. Tous, surtout les hauts responsables, racontent leurs participations aux défilés et … leur soulagement !

Dans les bureaux, sur les murs… les carrés blanc des portraits officiels du Président précipitamment enlevés. Ils sont proportionnels au niveau hiérarchique de leur occupant. Partout d’ailleurs les immenses portraits de l’ex ont disparus. La couleur violette, celle du parti, est en voie d’extinction totale.

Beaucoup sont fiers et ils peuvent l’être. Ce pays nous a donné et a donné au monde extérieur une immense leçon de courage et de sagesse. Même aux pires moments, aux pires tensions, le discours était mesuré et les ressentiments contrôlés.

Dire que tout un peuple, jeunes et anciens confondus, pauvres et nantis, intellectuels et tous petits paysans s’est retrouvé uni, face à la force brute d’une police suant sous ses casques, encore plus effrayée que seule ; elle même doutant devant la conviction de leurs propres familles. La parole, le courage et la détermination ont eu raison des tirs et des matraques. Au delà des images, c’est une si belle réalité qu’on se croirait en finale d’un film américain.

Encore des incertitudes il est vrai. Les principaux ministères restent aux mains des serviteurs de l’ancien régime, faisant de la Tunisie une prison dont le directeur est parti (avec la cagnotte) mais pas les gardiens. Toujours les gaz lacrymogènes, les matraques, les questions sans réponse.

D’autres hiatus aussi mais chez nous hélas. Plusieurs de nos responsables locaux ont fui au premier coup de feu, sans même donner un coup de téléphone à ceux dont ils ont la charge. A plus haut niveau, les autorités françaises ont été minables. L’ambassadeur de France à Tunis devrait donc être recyclé comme directeur de l’Institut Braille pour aveugles et Michèle Alliot-Marie comme dialoguiste aux Guignols de l’Info. Encore une fois l’image de la France en sort ridiculisée alors que tant de gens de la rue aspiraient à l’appui d’une grande nation !

Ces ratés doivent cependant être négligés face à la leçon magistrale donnée par ceux que nous considérons « en développement » alors qu’ils sont en fait si développés.  Ils méritent d’être soutenus de toutes nos forces pour éviter que ce succès à confirmer se transforme en une nouvelle déroute des espoirs déçus.  Les souvenirs de ces heures glorieuses resteront. Ces beaux visages de juste révolte, de tristesse, de courage et d’espoirs resteront gravés à jamais dans ma mémoire comme tous ceux que j’ai vu dans d’autres pays, en Algérie, en Haïti notamment, mais qui, hélas, ont, jusqu’à présent toujours été trompés, voire trahis.

L’avion a finalement atterri à Roissy, à l’heure précise mais sans repas « hallal »… horreur !   A l’atterrissage, les bravos ont quand même crépité. Pour une fois, ce n’était pas ridicule. Le TGV de retour avait 40 mn de retard me faisant manquer la correspondance pour la maison. La SNCF nous a remerciés pour notre « patience ». J’ai vraiment réalisé que j’étais de retour en France !!!

P.S. Ces quelques courtes rubriques ont été écrites dans l’instinct et l’émotion du moment. Elles m’ont personnellement permis de tenter d’y voir plus clair au milieu des mensonges et des approximations de l’information officielle ou extérieure. Elles m’ont aussi et surtout permis de renforcer les liens ou de reprendre contact avec bien des gens qui me sont chers et que je délaissais quelque peu. Là encore le destin (Mektoub) a été favorable. En effet, parmi ceux qui m’ont fait l’honneur de me lire et de me répondre, beaucoup m’ont impressionné par leurs commentaires intelligents et affectueux. D’autres m’ont réconforté lorsqu’ils m’ont senti fragilisé… et je l’étais parfois en effet ! Tous m’ont accompagné au travers de ce voyage initiatique que je n’attendais plus.

Tous aussi, vous m’avez fait comprendre qu’une communauté de pensée et de cœur, c’est combien plus important que bien d’autres richesses que l’on poursuit en vain.

Là encore cette expérience tunisienne a été extraordinaire dans le vrai sens du terme. Ainsi, à Sidi Bouzid, bled perdu au fond du bled, un seul petit vendeur de légume, Mohamed Bouazizi, derrière sa charrette, méprisé des flics, humilié, moins que rien, a su ébranler puis mener à la débâcler l’une des dictatures la mieux établie du Monde, soutenue par nos démocraties, encouragée par nos entreprises, choyée par tous nos dirigeants depuis des décennies.  De là haut, il doit bien sourire le jeune Mohamed. Avec moins d’un gramme du phosphore de son allumette il a eu plus d’effet que les centaines de tonnes de bombes qui tombent en Afghanistan, plus d’effet que les avions détournés et tous les explosifs de Ben Laden, plus d’effet que ces kamikazes, ces otages et tous ces martyrs qui sont la honte de l’islam alors que lui même en est le reflet le plus  humble, le plus discret mais aussi le plus représentatif.

S’il est vrai comme le dit Sacha Guitry que beaucoup de lettres n’ont été écrites que pour leur post-scriptum, alors, je ne déroge pas à la règle et… j’en suis fier !

Pierre

Print Friendly, PDF & Email