par Philippe Mangeot & Carole Peclers
Un mot manque au français, qui existe dans d’autres langues : l’italien dit zibaldone, l’anglais parle de commonplace book. L’un comme l’autre désignent ces carnets où l’on copie et recueille, sans plan ni discrimination, les poèmes aimés et les recettes de cuisine, les articles de journaux et les prières, les lettres et les tableaux des poids et des mesures. La pratique est ancienne, les humanistes italiens s’y employaient, les étudiants britanniques également. Les ouvrages qui en procèdent tiennent un peu du grenier, un peu de la réserve.
Ce nouveau numéro de Vacarme est un zibaldone, ou un commonplace book. Comment traduire ? « pot-pourri », « macédoine », « fatras » ou « salmigondis », tout cela sent la condescendance. « Anthologie », qu’on a choisi d’inscrire en filigrane sur la couverture, comme le vestige du projet de constituer une « anthologie amoureuse », souffre d’un excès de solennité et prête à confusion : les documents qui suivent n’ont jamais paru dans Vacarme, ils n’en sont pas des morceaux choisis, et leur rassemblement ne constitue pas un panthéon. Il faudrait peut-être oser le faux-ami, redonner à entendre, au sens fort, l’expression « lieu commun » qui traduit commonplace. Car les articles, les photos, les entretiens et les œuvres qu’on a réunis, selon la logique toute buissonnière des comptines – trois p’tits chats, chapeau de paille, paillasson, etc. – ont été mis au pot par ceux qui font Vacarme en vertu d’une méthode très simple : il fallait qu’ils aient été déjà publiés ; qu’ils soient désormais (plus ou moins) indisponibles ; qu’on se rappelle les avoir aimés comme des travaux qu’on aurait voulu éditer dans ces pages pour les faire partager ; que, surtout, en dépit d’origines parfois anciennes, ils s’embranchent, loin de toute complaisance nostalgique, sur des questions ou des préoccupations actuelles – sur ce qui aujourd’hui, vit, crée, pense, et permet de respirer un peu mieux dans une époque pas très gaie. Si aucun de ces articles n’est « de » ou « pour » Vacarme, il y a du vacarme entre eux, ils font du vacarme ensemble. Ils ont souvent en commun de ne pas se satisfaire de démarcations mortifères – entre le politique et le poétique, entre l’art et le monde, entre la gauche et la gauche, entre le savant et le profane, entre le lyrisme et l’exigence de précision, entre la colère et l’expertise, entre le grave et le gai, entre « eux » et « nous ».
L’ensemble qu’ils composent forme un numéro en vacances. Celui qui suivra, à l’automne 2011, sera doté d’un nouveau format, d’une nouvelle maquette, de nouvelles rubriques. On voudrait remercier ici toutes celles et ceux – auteurs, artistes, éditeurs et ayant-droits – qui nous ont autorisés à republier ces textes et ces images. Car ils nous ont, d’un même mouvement, offert le temps qu’il faut pour travailler à un nouveau projet. Se replonger dans des archives, redécouvrir des titres disparus, brasser dans des amours de barrière, c’est aussi préparer le Vacarme à venir, braconner des idées, raviver un désir de revue. Ce numéro est une pierre d’attente.
On pourrait ainsi multiplier les métaphores. André Markowicz en fournit une, très belle, dans un entretien daté de 1993 et reproduit dans ces pages. À la question de savoir ce qu’il cherche en traduisant des auteurs aussi différents que Dostoïevski, Tchekhov, Gogol ou Mandelstam, il répond simplement : « une chaise pour s’asseoir ». En lisant cette remarque, on s’est souvenu d’un passage d’Une Apologie des oisifs de Stevenson, qui servit, il y a longtemps, de fétiche à la rédaction de Vacarme, au point de l’inscrire, en 2001, sur la couverture d’un numéro. Un Monsieur Sagesse-Infuse y aborde un garçon et s’étonne qu’à cette heure, il ne soit pas à l’école. Le garçon rétorque qu’il poursuit ses études à sa façon. L’homme s’enquiert alors de sa discipline : les mathématiques ? la métaphysique ? une langue ? un métier ? Et le garçon :
« En vérité, monsieur, comme le moment approche pour moi de partir en pèlerinage, je me préoccupe de noter tout ce que font d’ordinaire les personnes placées dans mon cas, de localiser les vilaines fondrières et les fourrés tout le long de la route, et puis aussi de savoir quelle sorte de bâton sera le plus utile. » Ce numéro est un carnet de bord, une chaise ou un bâton, comme on voudra. Bonnes vacances et bonne route.