Comme le montre Mikhaïl Bakhtine dans son admirable analyse de l’œuvre de Rabelais, il fut un temps où le réel et l’imaginaire se confondaient, où les noms supplantaient les choses qu’ils désignent, où les mots inventés avaient leur existence propre : ils grandissaient, se développaient, s’accouplaient et se reproduisaient comme des êtres en chair et en os. Le marché, la grand-place, l’espace public étaient le lieu idéal de leur épanouissement : les discours s’entremêlaient, les légendes revivaient, le sacré était sujet à moqueries sans cesser d’être sacré, les parodies les plus acerbes étaient conciliables avec la liturgie, le conte bien tourné maintenait l’auditoire en haleine, le rire se mêlait aux actions de grâce, et le jongleur, ou le forain, en profitait pour passer la sébile.
Cet univers de fripiers et de porteurs d’eau, d’artisans et de gueux, de maquignons et de voyous, de filous aux mains soyeuses, de simples d’esprit, de femmes de petite vertu, de forts en gueule, de garnements, de débrouillards, de charlatans, de cartomanciens, de tartufes, de docteurs à la science infuse, tout ce monde haut en couleur, ouvert et insouciant, qui donna sa force vitale aux sociétés chrétienne et islamique – beaucoup moins différenciées qu’on pourrait le croire -, à l’époque de l’archiprêtre de Hita, a été supprimé peu à peu, ou de façon radicale, par la bourgeoisie naissante et l’Etat quadrilleur de villes et de vies ; il n’est plus qu’un vague souvenir pour les pays techniquement avancés et moralement vides. L’emprise de la cybernétique et de l’audiovisuel nivelle les populations et les esprits, « disneyise » l’enfance et atrophie ses capacités imaginatives. Seule une ville conserve le privilège d’abriter le défunt patrimoine oral de l’humanité, qualifié par beaucoup avec mépris de tiers-mondiste. Je veux parler de Marrakech, et de la place Jemaa-el-Fna, aux abords de laquelle, depuis plus de vingt ans et à intervalles réguliers, j’écris, je déambule et j’habite.
A Jemaa-el-Fna, les jongleurs, les saltimbanques, les clowns, les conteurs sont presque aussi nombreux, et d’une qualité tout aussi grande que lorsque je suis arrivé à Marrakech, ou quand Elias Canetti y fit une visite qui laisserait une trace si féconde, ou encore à l’époque où les frères Jérôme et Jean Tharaud écrivirent leur récit de voyage, c’est-à-dire soixante ans plus tôt. Si l’on compare son aspect actuel avec les photos prises au début du protectorat, on y découvre bien peu de différences : quelques immeubles plus compacts, quoique discrets ; une augmentation du trafic ; la prolifération vertigineuse des bicyclettes. Mais ce sont les mêmes remous, les mêmes fiacres ; les groupes de maquignons se mêlent toujours aux cercles qui se forment autour des conteurs, dans la fumée vagabonde et accueillante des cuisines ; le minaret de la Koutoubia protège, immuable, le royaume des morts et l’existence affairée des vivants.
En l’espace de quelques décennies ont apparu, puis disparu, les baraques en bois avec leurs vendeurs de boissons, leurs bazars, leurs librairies d’occasion : un incendie a eu raison d’elles, et on les a reconstruites dans le très florissant Nouveau Marché (seuls les librairies ont subi un exil cruel à Bab Doukala). Les compagnies d’autocars regroupées en haut de Riad Zitoun – tintamarre, va-et-vient incessant, voyageurs, portefaix, marchandises ambulantes, crieurs, cigarettes, sandwichs -, elles aussi ont pris le large pour s’installer à la gare routière toute flambante où règne l’ordre. Conséquence des splendeurs et des fastes de la réunion du GATT en 1995, la place Jemaa-el-Fna a été goudronnée, nettoyée, pomponnée : les vendeurs à la tire qui s’y installaient à heures fixes et déguerpissaient en un clin d’oeil dès qu’un agent de police était en vue ont émigré vers des climats plus propices. La place y a perdu un peu de son animation grouillante, mais elle a préservé son authenticité.