Sommes-nous libres de travailler ?

Si l’Europe et l’Asie ont connu une « grande divergence » sur le plan économique après 1800 – pour reprendre le titre du livre récemment traduit de Kenneth Pomeranz –, le présent ouvrage soutient la thèse qu’il n’en a pas été de même pour la mise au travail des populations eurasiatiques. Le Travail contraint en Asie et en Europe se veut une réévaluation des travaux classiques – aussi bien marxistes que libéraux – portant sur l’évolution des marchés du travail (entendus au sens large) et l’existence du travail contraint en Europe et en Asie depuis le XVIIe siècle. L’historiographie s’est jusqu’à une date récente structurée autour de grandes oppositions (travail libre/servage, Europe/reste du monde) et de ruptures temporelles fortes (révolution industrielle, abolition(s) de l’esclavage et du servage, Révolution française), accordant à l’Europe un destin singulier dans l’avènement du travail libre. L’ouvrage dirigé par Alessandro Stanziani, historien des normes et du droit, et notamment éditeur d’un Dictionnaire de l’économie-droit, XVIIIe-XXe siècles en 2007, remet largement en cause ce cadre d’analyse en réunissant des historiens du marché du travail de nombreux pays (Japon, France, Angleterre, Inde et Chine), aux objets d’étude très divers.

La contrainte par le contrat

Premier constat tiré par Stanziani, le contrat de travail libre signé entre deux parties consentantes est une fiction en Europe jusqu’à la toute fin du XIXe siècle. Les systèmes légaux français (Alain Dewerpe et Pierre Vernus) et anglais (Simon Deakin) ont maintenu très longtemps une infériorité statutaire du travailleur. Simon Deakin scande dans son chapitre l’histoire longue du contrat de travail en Angleterre, du Statute of Labourers de 1351, au National Insurance Act de 1946. Si les corporations (le Statute of Artificers, 1562) sont abolies en 1813, le travail n’en devient pas libre pour autant : les Master and Servant Acts successifs impliquent un statut inégal entre employeur et employé. Le salarié n’a pas, entre autres, la possibilité de se défendre dans les cours de justice en cas de litige, et il est soumis à des amendes ou à de poursuites criminelles en cas de non respect du contrat, ou de sa durée. Ces peines sont plus ou moins lourdes en fonction des crises, de la conjoncture économique, sans qu’on observe de tendance significative. L’infériorité juridique des travailleurs perdure jusqu’au vote de l’Employees and Workmen Act de 1875. Une distinction juridique persiste tout de même entre workmen (travailleurs manuels, peu qualifiés), susceptibles de recevoir des aides publiques et les autres travailleurs, censés s’assurer seuls contre les risques sociaux.

La France n’est pas en reste avec la mise en place du livret ouvrier, généralisé par Napoléon en 1806, document où sont inscrites les entrées et les sorties dans l’emploi. Alain Dewerpe analyse les trois logiques qui sous-tendent son existence : normalisation des marges (vagabonds), sécurité, gestion du marché du travail (mobilité des travailleurs). Il constituait un frein puissant à la mobilité professionnelle et géographique. Même si toute annotation était prohibée par la loi, les informations stipulées dans le livret permettaient aux employeurs d’identifier certaines pratiques comme la grève (puisqu’étaient marquées les dates de changement de travail ou de déménagement). D’autre part, le livret était souvent conservé par l’employeur lui-même, même après l’interdiction de cette pratique en 1854. Il ne sera aboli qu’en 1890.

Un exemple extra-européen vient confirmer la persistance et la transformation des formes de contraintes dans un contexte de modernisation : l’Inde colonisée. La Compagnie des Indes Orientales crée en effet progressivement de la contrainte par le contrat, comme le montre l’exemple des filatures. Elle institue un système de contrôle du travail (1775), de monopole d’achat des produits (1782), puis d’amendes et de réparations pour les travailleurs n’ayant pas respecté les contrats, les réparations pouvant atteindre jusqu’à quatre fois la valeur des avances faites à la signature du contrat. La sortie du contrat devient rapidement interdite. L’ensemble des contraintes s’étend progressivement à l’économie indienne, notamment par le Workmen’s Breach of Contract de 1859, permettant aux employeurs de porter plainte contre leurs employés récalcitrants, ceux-ci risquant la prison. Elles ne seront abolies qu’en 1926.

L’avènement d’un marché du travail libre est donc très tardif en Eurasie, même s’il est beaucoup théorisé et fantasmé en Europe au XIXe siècle, comme l’avait montré Robert Castel dans Les Métamorphoses de la question sociale (1995). En Angleterre, en France mais aussi en Inde et au Japon (chapitre de Chimoto Akiko), la mobilité des travailleurs était vue d’un très mauvais œil par les entrepreneurs. S’il était coûteux pour une entreprise de former sa main-d’œuvre, il y avait peu d’incitations pour les salariés à rester dans de petites structures n’offrant pas ou très peu de sécurité ni de perspective professionnelle. En Europe comme en Asie, la réponse à ce problème fut d’abord répressive (envers les salariés ou envers les entrepreneurs opportunistes), avant de devenir – beaucoup plus tard – incitative (possibilité de promotion interne, développement des droits sociaux dans l’entreprise). Les nouvelles formes d’organisation du travail ont certainement rendu plus acceptable pour les travailleurs et leurs employeurs l’existence d’un marché du travail libre et fluctuant.

Stanziani rappelle aussi que la spécificité de l’Europe dans l’intensification de la mise au travail des populations a été certainement surévaluée : contrairement à la thèse développée par E. P. Thompson dans l’article « Time, work-discipline and industrial capitalism » en 1967, et reprise depuis par des « légions d’historiens » (sic), la révolution industrielle n’est pas responsable de l’intensification du travail. Au contraire, on observe aussi une augmentation des heures travaillées en Russie, en Chine, en Inde à partir du XVIIe siècle, dans ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution industrieuse » mondiale (Jan de Vries The Industrial Revolution and the Industrious Revolution, 1994). Ce n’est visiblement qu’à la fin du XIXe siècle que les innovations de la seconde révolution industrielle, plus intensives en capital, entraînent une baisse progressive du nombre d’heures travaillées en Europe, et la font – là encore – diverger du reste du monde.

Clément Dherbécourt

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