Révolutions, guérillas, et martyrs au Moyen-Orient

Signe assez évident des temps, les interrogations – et les publications – sur la violence dans le monde musulman se sont multipliées. La question semble légitime au moment où cet espace, et notamment en son sein ce qu’on appelle le Moyen Orient, se distingue par la persistance de crises et de guerres, et surtout par une violence qui s’est insinuée, à tort ou à raison, au cœur de nos peurs. La capacité de la violence politique née en terre d’islam à s’exporter et à s’inscrire dans un « face à face » à l’échelle planétaire explique en partie l’intérêt que l’on peut porter à la question traitée ici par Hamit Bozarslan. Fort heureusement, ce dernier, loin de se limiter à une lecture binaire, en termes de choc des civilisations, mène une analyse sur les fondements de cette violence au sein même de l’espace musulman.

Jalons chronologiques

L’ouvrage de Hamit Bozarslan se présente comme une histoire de la violence au Moyen Orient. Son étude débute par la période des révolutions (1906-1918) qui marquent la fin de l’Empire ottoman ; elle s’achève sur « les guerres des années 2000 ». La première partie, de 1906 à 1979, s’intitule « États, nationalismes et contestations révolutionnaires ; la deuxième, de 1979 à 1991 « Guerres régionales, islamisme révolutionnaire et répression ; la troisième enfin, de 1991 à aujourd’hui « Des djihads en terre d’islam aux guerres des années 2000 ». Chacune des parties s’articule ensuite autour d’épisodes de violence, de personnages ou de moments-tournants qui sont décrits et analysés en vue d’une compréhension des formes de la violence. Ces étapes nous mènent dans les différents territoires du Moyen Orient, de la Turquie à L’Irak, jusqu’à l’Afghanistan ou même l’Indonésie. L’ouvrage est accompagné d’utiles notices biographiques des principaux personnages, d’une liste des principaux « termes et concepts moyen-orientaux », etc. Le soin mis à l’édition ne s’étend malheureusement pas au texte lui-même, parsemé d’erreurs de transcription (« Nakbha » pour Nakba, « salah al-din Baytar ou Bitar », « Attasi » pour Atasi, etc.).

Constatant que la « violence dans le destin du Moyen Orient » n’est pas un phénomène nouveau, Bozarslan adopte une démarche chronologique avec le « souci heuristique d’interpréter chaque période en partant des contraintes qui la dominent, des subjectivités qui la marquent, des espaces-temps au sein desquels ces subjectivités évoluent et se transforment » (p. 8).

Le projet de rendre compte de la spécificité de la violence en terrain moyen oriental est ambitieux. Pour le mener, Bozarslan met en valeur des ruptures fortes : les révolutions de 1906-1908, l’année 1979, et la guerre de 1991. Il varie les échelles, en isolant notamment certains moments-clé comme la guerre du Liban. Cette démarche permet de montrer comment on passe d’une violence portée par les nationalismes à la violence islamiste, sous une forme révolutionnaire dans les années 1980 puis sous la forme de guérillas régionales dans les années 2000.

Sources de la violence ou typologie de ses formes ?

Cette approche chronologique, voire généalogique, qui veut échapper à l’essentialisme, laisse certains points aveugles. D’emblée, la question de l’origine de la violence s’impose à la lecture, et elle ne trouve pas de réponse convaincante, mais une série d’hypothèses qui fonctionnent comme une typologie de la violence et posent le problème du choix opéré par Bozarslan. Quel lien y a-t-il réellement entre toutes les crises qu’il évoque et analyse ? Les changements de régime (coups d’État ou révolution), les contestations sociales ou/et anticoloniales, les assassinats politiques, les attentats terroristes, les guerres conventionnelles… ont-ils tous la même matrice, dont il faut chercher les traces anthropologiques dans les formes de la violence ? Les quelques éléments qui nous guident dans le sens d’une telle démarche ne sont pas très convaincants, et ils s’appliquent particulièrement, non à la violence elle-même, mais à la récurrence de la figure du leader populaire – za‘îm (le corps des chefs, notamment p. 104, p. 235). Par ailleurs, le déséquilibre des trois parties (la première couvre 70 ans, la seconde 20 ans, la dernière 15 ans), qui n’est pas commenté, laisse perplexe : faut-il en conclure une accentuation de la violence, ou est-ce simplement que le contemporain est le cœur de l’analyse de Bozarslan, la première partie servant à contextualiser et à différencier ?

Leyla Dakhli

 

 

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