René Dubos ou le juste milieu

Conférence prononcée en janvier 2003 au cercle René Dubos de Paris. L’auteur a choisi ce titre, propre à rebuter les natures excessives, parce qu’il résume parfaitement la vie et l’œuvre de René Dubos, caractérisées avant tout par le juste milieu. Juste milieu entre l’Europe et l’Amérique, entre le passé et le présent, entre la science et la poésie, entre la ville et la campagne, entre la notoriété et la solitude, entre l’éternel et le devenir. L’expression juste milieu évoque aussi la justice et l’harmonie dans le milieu de vie, dans l’environnement, deux préoccupations majeures pour René Dubos.

Il y a une expression qui revenait constamment dans sa conversation: «Savez-vous pourquoi?» Il la prononçait lentement d’une voix légèrement chantante, dans un français devenu méditatif à force de résister à l’influence de l’anglais. Savez-vous pourquoi j’ai accepté votre invitation avec tant de joie? Parce qu’elle me ramenait à une obligation que je m’étais assignée en relisant Dubos, il y a quelques années: tout mettre en oeuvre pour empêcher que le souvenir de cet homme ne s’enfonce davantage dans l’oubli. Nous l’avons rencontré fréquemment ma femme et moi. Nous l’admirions, nous l’aimions. Nous lui devons beaucoup. Au moment où il est mort, les circonstances nous ont empêchés de nous recueillir comme nous aurions aimé le faire. Votre invitation nous permet de renouer le fil rompu en 1982.

En ce qui a trait à René Dubos, la question de l’oubli et du souvenir, dont je veux vous entretenir, a été soulevée récemment par Jean-Paul Escande dans un article de Science et Vie (1) sur la découverte des antibiotiques par René Dubos. «Qui aujourd’hui connaît René Dubos? Qui a oublié Fleming? Dans les deux cas peu de monde…» écrit Jean-Paul Escande. Il a hélas! raison. Selon une enquête maison menée sur Internet, la notoriété de Rachel Carson en tant qu’écologiste est vingt fois plus grande et celle d’Alexander Fleming, en médecine, dix fois plus grande que celle de René Dubos, alors que le rapport inverse serait plus conforme à dimension réelle de chaque personnage.
Pour ce qui est du grand public, René Dubos y est réduit à sa célèbre maxime, «Penser globalement, agir localement», qu’on attribue généralement à quelqu’un d’autre.

Oubli et progrès

Il faut ramener René Dubos à l’avant-scène, par respect de la vérité et de la justice, mais aussi parce que l’enracinement intellectuel et spirituel, sans lequel les écologistes continueront de s’agiter inutilement à la surface des pollutions, passe nécessairement par cet homme qui a toujours su s’appuyer sur le passé le plus lointain pour proposer et amorcer les changements les plus profonds . Dois-je rappeler que tout changement profond, durable, a pour condition un tel enracinement? Le miracle grec au Ve siècle avant Jésus-Christ s’explique par le souvenir d’Homère, le poète du remords national, d’Hésiode, le poète de la Justice perdue et de Solon, l’homme d’État, mais aussi le poète de la justice retrouvée. À la Renaissance, les Européens ont éprouvé le besoin d’aller puiser force et inspiration dans le passé le plus lointain et le plus riche, un peu comme un oiseau migrateur se gave de sucre avant de traverser la mer. Il s’agissait pour ces Renaissants de se préparer à traverser l’Océan de la modernité. Nous parvenons épuisés au terme de cette traversée et nous devons immédiatement refaire le trajet en sens inverse, en dépensant, chemin faisant, beaucoup d’énergie pour réparer les torts que nous avons causés à la nature ; cela suppose une métamorphose consistant à passer de la science conquérante à la science réparatrice, et de l’égocentrisme du consommateur à l’altruisme du contemplatif.
Trop de gens prétendent encore pouvoir relever ce défi en continuant de tourner le dos au passé. Nous les retrouvons bientôt épuisés, les ailes engluées, ramenés sur la plage par la marée noire.
Dans les sciences et les techniques l’oubli n’est pas une faute morale personnelle, c’est une conséquence inéluctable du progrès. Victor Hugo l’avait bien compris:
«Un savant fait oublier un savant; un poète ne fait pas oublier un poète. Le progrès, but sans cesse déplacé, étape toujours renouvelée, a des changements d’horizon. L’idéal, point. Or le progrès est le moteur de la science; l’idéal est le générateur de l’art. C’est ce qui explique pourquoi le perfectionnement est propre à la science, et n’est point propre à l’art.
«L’art marche à sa manière; il se déplace comme la science; mais ses créations successives, contenant de l’immuable, demeurent; tandis que les admirables à-peu-près de la science, n’étant et ne pouvant être que des combinaisons du contingent, s’effacent les uns par les autres. Le relatif est dans la science; le définitif est dans l’art» (Victor Hugo, Shakespeare).
Succession ininterrompue de déracinements, le progrès détruit lui-même les conditions de la pensée et de la liberté qui pourraient permettre à l’homme de le maîtriser un jour. Comme Jacques Ellul l’avait prédit, et comme les faits l’ont prouvé, l’accélération est l’une des lois du progrès technique, une autre de ses lois est l’expansion dans tous les domaines. Il s’ensuit une accélération de l’oubli et une généralisation de l’amnésie.
L’oubli dont René Dubos est victime illustre cette amnésie générale, particulièrement manifeste aux États-Unis, une amnésie à laquelle ne survivent que quelques vedettes dont on ne retient le nom que pour mieux oublier ce qu’elles ont vraiment accompli. La plupart de ceux qui font référence à Darwin ou à Einstein n’ont vu ces noms que sur des posters.
Au même moment, les livres se multiplient. Désormais, un titre chasse l’autre à un rythme accéléré, dans les librairies et même dans les bibliothèques. Je faisais récemment la recension d’un ouvrage collectif sur la gouvernance écrit par d’éminents politologues américains de la dernière cuvée. Je n’y ai pas trouvé la moindre allusion à l’un des deux ou trois grands maîtres de la science politique contemporaine, Bertrand de Jouvenel. Les mots ont changé, me direz-vous. Ce qu’on appelait pouvoir au temps de Jouvenel s’appelle aujourd’hui gouvernance. Oublier Bertrand de Jouvenel parce qu’il employait le mot pouvoir serait aussi insensé que d’exclure Platon d’un traité sur Dieu parce que Platon l’appelait le Bien. La raison de l’oubli n’est pas le changement de vocabulaire, mais la mécanique du progrès, qui envahit aujourd’hui le monde de la recherche comme elle a envahi les usines au XIXe siècle.
René Dubos a résisté de façon exemplaire à cette mécanique. Immédiatement après avoir découvert les antibiotiques, il s’est empressé de terminer un livre sur Pasteur. Son premier souci n’a pas été de déclarer: «Me voici, je suis celui qui vient de découvrir le plus prodigieux médicament de toute l’histoire de la médecine, donnez-moi vite le prix Nobel et accordez-moi une retraite bien méritée.» Non, son premier souci a été de porter ombrage à sa propre gloire en rendant hommage à son éminent précurseur, comme en d’autres circonstances il avait donné une part du crédit de sa découverte à son patron, Oswald Avery. Dubos se plaisait à raconter comment Avery l’avait recruté pour lui permettre de vérifier l’hypothèse prometteuse qu’il avait à l’esprit depuis le début de sa
carrière.

Reconnaître pour connaître

«Lorsque Dubos le rencontra, Avery essayait de fabriquer un sérum pour traiter la pneumonie lobaire, une maladie mortelle. Il n’avait pas réussi à décomposer la capsule des polysaccharides qui entoure et protège les pneumocoques virulents de type III, mais pressentait que toute substance détruisant cette capsule et dénuée d’effet secondaire soignerait la pneumonie lobaire.
«Dubos avait de quoi tirer parti de cette rencontre: il expliqua à Avery comment il isolait les microbes qui digéraient la cellulose – également un polysaccharide – et Avery lui exposa ses difficultés concernant la capsule des pneumocoques. Audacieux malgré sa jeunesse, Dubos affirma: Je pense pouvoir découvrir un germe capable de décomposer cette capsule et en extraire l’enzyme active. Enthousiasmé par cette promesse, Avery lui obtint une bourse; Dubos lui fut reconnaissant sa vie durant de lui avoir donné une chance de travailler dans un hôpital, alors qu’il ne connaissait rien à la médecine et qu’il venait d’une station d’expérimentation agricole.» (2)
Dans l’appartement des Dubos à Manhattan, c’est le Don Quichotte du Greco qui occupait la place centrale. J’ai été étonné d’apprendre cela car Dubos m’était toujours apparu comme un disciple d’Aristote, comme un homme du juste milieu. J’oubliais qu’il avait été un intrépide redresseur de torts, notamment en ce qui a trait à Pasteur, dont on avait déformé la pensée en exagérant l’importance qu’il attachait à l’étiologie spécifique, à la petite cause isolée d’où viendraient tous les maux. Pasteur était ainsi devenu le symbole d’une médecine hémiplégique, sacrifiant Hygée à Panacée, négligeant les facteurs environnementaux. Dubos a révélé le vrai Pasteur, plus équilibré, plus hippocratique.
«Pasteur eut même l’audace intellectuelle d’affirmer que ces vues concernant les rapports entre l’état physiologique, et la résistance à l’infection sont valables aussi pour les maladies les plus graves, par exemple pour la tuberculose. «Si vous placez cet enfant dans des conditions de nourriture et dans des conditions climatériques convenables, très souvent vous le sauverez, et il ne mourra pas phtisique.»
Il alla même jusqu’à suggérer que l’état psychique pouvait influencer la résistance aux microbes. «Combien de fois la constitution du blessé, son affaiblissement, son état moral […] n’opposent qu’une barrière insuffisante à l’envahissement des infiniment petits!» (3)
Dubos avait le souci du juste milieu au cœur même de ses entreprises quichottesques. Il ne perdait jamais Sancho de vue. Voyez comment il ramène vers le centre l’opinion relative à Pasteur. C’était là son attitude fondamentale dans sa vie de tous les jours comme dans ses travaux théoriques. Il aimait évoquer le destin d’Hygée et de Panacée, les deux filles d’Esculape, le dieu grec de la médecine. Elles représentaient à ses yeux les deux pôles de la médecine: Panacée, le médicament, la causalité linéaire, l’action mécanique et Hygée l’hygiène, l’art de vivre, la causalité complexe, environnementale.

Jacques Dufresne

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