Une spécialisation en sciences sociales ? Presque. Ces personnalités ont à un moment ou un autre de leurs cursus universitaires travaillé avec Paul Pascon. Un indice, s’il en est besoin, de l’importance de cet homme au sein de l’Université marocaine.
Paul Pascon est né en 1932 à Fès. Petit-fils de colon, son père est ingénieur des travaux publics. Pendant la guerre, collégien – ses parents sont assignés à résidence pour résistance au régime du maréchal Pétain – il commence à apprendre l’arabe. Isolé des Français de son âge, il montrera très tôt, une passion pour la découverte du Maroc rural. Plus tard, il deviendra Marocain par choix, bien qu’il reste marqué par sa culture française. En janvier 1964, Pascon obtient la nationalité marocaine. à l’officier de l’état civil qui lui demande sa religion, il répond : Athée. D’après Négib Bouderbala, c’est “le seul Marocain, à [sa] connaissance, qui a proclamé officiellement son athéisme”. Laïc et porteur d’un projet moderniste, il sait également s’adapter aux données du terrain, dont il connaît bien les réalités. Il laissera l’image d’un homme volontaire pour qui le Maroc n’est pas un pays pauvre. Convaincu qu’il faut “remettre les Marocains au travail”, il multiplie les groupes de recherche. Il est “la dynamo” de cette génération de chercheurs qui n’a pas connu Ben Barka. Pour Abdelhaï Diouri, qui lui avoue une dette intellectuelle profonde, c’est “une rencontre qui a marqué ma vie”. Paul Pascon a un penchant naturel pour l’observation, la description qui n’exclut pas, un goût de la mise en scène avec des “crayons bien taillés, pour le croquis plus juste”. à partir de 1969, il rejoint l’Institut Agronomique et Vétérinaire, présidé par Ahmed Bekkali, où il pourra se consacrer à ses deux passions, le monde rural et la sociologie.
Double casquette
à l’origine de sa double spécialité, une bifurcation. Lorsqu’il obtient son baccalauréat de sciences expérimentales, le jeune Paul Pascon hésite un moment entre la biologie et les sciences humaines. En 1956, après une licence de sciences naturelles, rapidement obtenue, il part à Paris pour préparer une licence de sociologie. à l’époque, la recherche en sciences humaines reste marquée, au Maroc, par l’ethnologie coloniale. Paul Pascon se fixe pour objectif de la dépasser, de la “détruire, pour sortir de la colonisation”, dixit Négib Bouderbala. En privilégiant deux axes : le terrain et les archives. Pour Pascon, la science est dans le terrain autant -sinon plus- que dans les discours. Il crée en 1958 l’EIRESH, première équipe interdisciplinaire de recherche en sciences humaines travaillant exclusivement pour l’état marocain, qui participe à la réalisation du plan quinquennal 1960-64 et préside à la naissance de l’ONI (Office National de l’Irrigation). Ces travaux d’étude pour le compte de l’administration le mènent à la tête de l’Office du Haouz, où il dispose d’une large autonomie. à cette époque, la région traditionnellement sous l’escarcelle du Glaoui échappe encore largement au pouvoir central. Tout y est à reconstruire. Pour Pascon, qui aime le défi, c’est l’occasion de déployer ses talents d’homme d’action et d’acquérir un savoir précieux sur la région et ses hommes. Il en tirera sa thèse de doctorat : ” Le Haouz de Marrakech”. Exemple rare d’un intellectuel acceptant de se mouiller, de mettre son savoir au service de l’état, tout en explorant “au maximum les marges de la société”, rappelle Mohamed Tozy. L’enquête “Ce que disent 296 jeunes ruraux” réalisée en 1968 reste un modèle de rigueur scientifique et de modestie, loin de tout romantisme politique.
Militant et… pragmatique
“Je ne récuse pas la méthode marxiste et j’essaie de m’en servir dans la mesure de mes moyens. Mais elle ne résout pas tout et ce n’est pas la seule”. Compagnon de route des communistes, Pascon est resté un électron libre. Matérialiste, il s’est intéressé toute sa vie aux rapports de production, aux questions de propriété. Mais il quitte le parti, tout en gardant le marxisme comme éthique. “à ce niveau de la praxis, affirme A. Diouri, le discours idéologique reste très loin derrière”. Sa vision du développement privilégie le pragmatisme. Aux jeunes qui se plaignent il prête des terres (une dizaine d’hectares) à mettre en valeur. Il leur apprend des notions de comptabilité, les conseille. économe, il retourne des fonds inutilisés aux agences (FAO…) qui financent ses projets de recherche. Au Haouz, il refuse l’aide européenne Les bassesses politiciennes l’ennuient. Abdelkébir Khatibi le traitera alors de “marxiste tiers-mondiste”, alors que ses anciens compagnons gardent de lui l’image d’un homme engagé. Certains de ses collègues soutiennent que l’homme serait aujourd’hui un altermondialiste engagé, alors que son plus fidèle compagnon le décrit comme un “patriote, parfois sourcilleux” qui n’hésite pas à dire que “le tiers-monde n’a pas toujours raison”. Il cultive aussi, l’austérité, à l’excès parfois. Il pense qu’”on ne peut pas changer les choses quand on s’installe dans le confort”. Ses étudiants lorsqu’ils partent en stage à la campagne, admirent ses talents d’organisateur même s’il leur mène la vie dure.
Le subversif… et le Makhzen
Paul Pascon ne fait pas l’unanimité. Parmi l’establishment universitaire, ses ennemis sont nombreux. On lui reproche pêle-mêle, son non-respect des frontières entre les disciplines, son engagement militant, voire ses origines françaises. Et force est de constater qu’aujourd’hui il n’a pas de disciples. Avec le pouvoir, ses relations sont plus ambiguës. Au Haouz, il a appris, en tant qu’administrateur civil, à la fois à gagner l’estime des chiouks et moqaddems tout en maintenant Oufkir à distance. Face à Basri, obsédé par la reprise en main du pays, il devra constamment développer des trésors d’ingéniosité pour rebondir à chaque fois qu’on lui met des bâtons dans les roues. L’homme préfère éviter la polémique avec ses détracteurs. Mais les critiques qui veulent nier son engagement sincère pour l’édification d’un Maroc moderne le blessent profondément, d’autant plus que certains n’hésitent pas à mettre en doute sa marocanité. En janvier 1976, ses deux enfants Gilles et Nadine disparaissent. La thèse officielle, un enlèvement orchestré par les “séparatistes du Polisario” n’a jamais pu être vérifiée. Paul Pascon, a cherché, en vain, à retrouver leurs traces. Neuf ans plus tard, il décède dans des circonstance obscures.
Au printemps 1985, Paul Pascon est alors avec un de ses plus proches compagnons Ahmed Arrif en Mauritanie en mission pour la FAO. Le 22 avril 1985, leur voiture a un accident. Le chauffeur, grièvement blessé, est le seul survivant. “Le cercueil est arrivé scellé, et l’enterrement s’est fait très précipitamment” se rappelle un de ses proches. Son décès donne un coup d’arrêt à nombre des programmes qu’il avait lancés autant à l’IAV que dans le domaine des sciences sociales, divisé et de plus en plus soumis aux affairistes et aux corporatismes. Son absence laisse un vide. Vingt ans après, les curieux se délectent encore de la lecture de La Maison d’Iligh et de l’histoire sociale du Tazerwalt. Le précieux héritage d’un pionnier. |