Paroles de militants La naissance du Parti communiste français

Cet ouvrage essentiel sur les débuts du communisme en France place Romain Ducoulombier parmi les plus grands historiens de la culture et des sociabilités politiques. Il examine l’histoire complexe de l’extrême gauche française depuis la fin de la Première Guerre mondiale à partir du parcours personnel d’individus et du processus de formation et d’éclatement de petites factions militantes, attestant ainsi d’une maîtrise subtile des relations politiques les plus délicates et les plus intimes. D’après lui, il s’agit de déconstruire le Congrès de la SFIO à Tours en 1920, événement majeur d’un point de vue historiographique, qui fut le théâtre de la division aussi brutale qu’ambiguë du socialisme français. Pour répondre à plusieurs décennies de débat historiographique sur Tours et la naissance du communisme français, il se plonge avec patience et passion sur l’histoire personnelle des premiers militants communistes français, sur leur émotion face à la guerre et surtout sur leur difficulté à mettre le doigt sur les véritables conséquences d’une telle rupture pour le socialisme français. C’est ce qui donne à ce livre très fouillé un caractère à la fois intime et complexe. Il intéressera tout particulièrement les historiens de la culture politique et sociétale pour les différents niveaux de lecture d’archives privées qu’il combine. Dégager l’émotion contenue dans une lettre permet ainsi de remettre en question une interprétation traditionnelle des événements qui, sans pour autant négliger ce type de sources, en fait généralement une lecture plus évidente.

Annie Kriegel, avec qui Ducoulomber dialogue tout au long de son ouvrage, s’est également passionnée pour les sources primaires sur les délicates négociations dont émergea la Section française de l’Internationale communiste. Pour Ducoulombier, Kriegel n’a simplement pas mené au bout sa tentative de redonner leur importance aux événements de décembre 1920. Il admet, avec Kriegel, qu’il était impossible de prévoir la naissance confuse du communisme français tant elle était le produit des circonstances. Mais il y voit également la conséquence du développement d’une culture contestataire aux marges du socialisme français, car il s’appuie sur l’histoire de la minorité de guerre et sur les luttes individuelles et les tragédies privées qui marquèrent toute une génération de jeunes socialistes insatisfaits pendant la Première Guerre mondiale. Pour l’historien friand de simplicité, les origines complexes du Congrès de Tours suffiraient sans doute à présenter l’événement comme une rupture si brutale et inattendue qu’elle ne saurait être expliquée par aucun grand récit manichéen. Ducoulombier se refuse au contraire à analyser Tours comme une rupture inattendue à la périphérie du mouvement socialiste français, d’autant plus que pendant la Grande Guerre, de nombreux groupuscules aux opinions divergentes partageaient le même désir d’en finir avec le passé, ignorant dans cet élan culturel ce qui les aurait d’ordinaire divisés.

Des socialistes aux bolcheviques, expériences et émotions personnelles

Or si le Congrès de Tours eut des conséquences aussi imprévues que déroutantes, il faut en chercher les causes dans l’expérience personnelle de chaque militant, en quête de la route qui sortirait le Parti socialiste des conflits politiques et affectifs de la Grande Guerre. Ducoulombier retrace avec grand soin ces récits individuels qui traitent de la tristesse ou de la confusion des combats, souvent dans des lettres écrites à des proches. Ils sont essentiels pour comprendre l’alliance improbable de jeunes modérés socialistes, impatients d’en finir avec la politique d’union sacrée célébrée tant par des figures comme Marcel Sembat et Albert Thomas que par des militants d’extrême gauche issus du Comité de la IIIème Internationale de Boris Souvarine, mais qui finit par ne réellement profiter à personne. Souvarine, avant de se voir peu après remplacé à la tête de ce nouveau courant socialiste, donna le ton des actions à venir dans un pamphlet distribué par le Comité en 1920. Le socialisme d’antan s’était fourvoyé en laissant se développer des opinions plurielles, qui entretenaient la confusion doctrinaire ; c’était là institutionnaliser un système où divers courants du socialisme cohabitaient librement au sein du parti. Pour y remédier, il fallait au contraire faire de la « discipline librement consentie et rigoureusement acceptée » « la condition essentielle de l’action socialiste ». Ducoulombier consacre ainsi la seconde partie de son ouvrage à l’examen des étonnantes manifestations de cette nouvelle fascination pour la discipline et la pureté doctrinaire. Il suit avec patience le ballet fantasque d’un jeune Parti communiste où les dirigeants ne se débarrassaient de leurs vieux ennemis que pour se voir purgés à leur tour. C’est avec finesse qu’il note également l’ironie mordante de la chorégraphie imposée aux communistes français par les messages aussi imprévisibles qu’impérieux de l’Internationale communiste moscovite.

Si les communistes français des débuts n’étaient pas des Bolcheviques à proprement parler, ils n’en restaient pas moins fascinés par un tel courant, du fait des frustrations et autres désillusions subies par le passé. Beaucoup d’entre eux n’étaient somme toute que des socialistes français en quête d’objectifs précis et de pureté idéologique. Mais leur tentative de créer un socialisme qui aurait transcendé les notions d’étiquette ou de courant se réduisit trop souvent à redéfinir sans cesse les frontières entre la gauche et la droite. C’est ce que Ducoulombier ne manque pas de relever, même si des historiens non spécialistes de l’histoire communiste pourraient lui reprocher un certain manque de clarté. Il semble s’être lui-même lassé de la tendance à catégoriser et étiqueter de ceux-là même qui proclamaient vouloir débarrasser le socialisme de tout courant. C’est pourquoi il souligne l’ironie, voire dans certains cas l’hypocrisie, de ces communistes qui prirent un malin plaisir à réarranger l’échiquier politique pour mieux en revendiquer le dépassement.

Julian Wright

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