Si l’on recherche chez Foucault une définition du pouvoir, on en trouvera une, finalement assez simple, mais risquant néanmoins de bousculer toutes nos idées préconçues. Selon Foucault, le pouvoir est un rapport de forces. Vous noterez que le terme de « force » ici, n’est pas écrit au singulier. En effet, pour Michel Foucault le rapport de force se conjugue toujours au pluriel. Car précisément, tout rapport de forces est nécessairement un « rapport de pouvoir ». On pourrait même dire avec Foucault qu’une force est toujours en rapport avec une autre, ce qui la conduit à n’avoir aucun autre objet ni aucun autre sujet que la force elle-même. Toute force est alors déjà un rapport, et ainsi un « pouvoir ».
La mort de l’homme
Voilà certainement une première bonne raison de relire Foucault aujourd’hui. Certains ont cru l’enterrer il y a vingt ans déjà, en le traitant par exemple, de suppôt d’Hitler, (il est vrai que Foucault annonça, à la fin de son ouvrage Les mots et les choses, la « mort de l’homme », ce qu’on ne lui pardonna pas, car, à cause d’une très mauvaise lecture de ces pages prophétiques, on y vit une réelle offense aux « droits de l’homme », alors qu’il n’annonçait en réalité qu’une mort de l’homme comme figure, comme pli du savoir ; une mise en cause de la référence « homme » dans les sciences humaines exclusivement ; un malentendu tout de même, qui poussa un psychanalyste, à rapprocher Les mots et les choses de Mein Kampf) ou encore, en l’accusant d’être l’éminent représentant d’une technocratie structurale (certes, sa façon d’aborder l’histoire de la pensée était nommée par Foucault lui-même « archéologie » des savoirs, mais de là à être bombardé au rang de grand représentant du structuralisme, il y avait tout de même un pas !). Néanmoins, c’est bien dommage pour ces penseurs qui ne pensaient pas, mais leur haine ne sut atteindre le travail de ce grand archiviste, dont la boite à outil qu’il nous laissa a sa mort prématurée, en 1984, est un réservoir de concepts et de conceptions novatrices de termes-clés dont l’interprétation et la compréhension nous semblaient jusque-là acquises.
Le pouvoir
Par exemple, dans plusieurs de ses ouvrages, notamment Surveiller et punir, et La volonté de savoir, sa relecture du « pouvoir » laisse à penser, voire nous en propose une interprétation assez étonnante, et peu banale. Tout d’abord, Michel Foucault étudie le pouvoir sur le plan des processus mineurs qui cernent et investissent le corps. Quatre investissements du corps par le pouvoir sont décrits dans Surveiller et punir : premier investissement comme morceau d’espace ; deuxième comme noyau de comportements ; troisième comme durée interne, et dernier comme somme de forces. Contre toute attente, il ne s’agit donc plus, comme on le ferait un peu trop précipitamment, d’étudier la question du pouvoir sous l’angle de grandes interrogations autour de la genèse de l’Etat ou les droits de la nature. A la lecture de Foucault, on réalise que tout le travail du pouvoir pour discipliner ses sujets s’opère autour d’une très fine technique politique des corps : il s’agit de rendre docile, de discipliner les individus sans que ces derniers naturellement, ne s’en aperçoivent. On comprend alors que le niveau d’analyse requis par Foucault n’est autre qu’une « microphysique » du pouvoir.
Réguler
Foucault remarque également un effort du pouvoir pour quadriller les corps, et les répartir dans l’espace. Il s’agit d’éviter quoi qu’il en coûte le moindre désordre au sein de la société. Alors chacun doit être à sa place selon son rang, sa fonction, ses forces, etc. Que ce soit à l’usine, à l’école, à la caserne, le pouvoir doit contrôler l’activité, en atteignant l’intériorité même du comportement, jouant au niveau du geste dans sa matérialité la plus intime ; il doit également combiner les corps afin d’en extraire une utilité maximale. C’est ce qu’on pourra appeler la combinaison des forces. Cela entraîne Foucault à étudier les diverses techniques très méticuleuses de pédagogie initiées par le pouvoir, et ses règles très méticuleuses de dressages des individus dans les diverses strates du corps social.
Il s’agit de normaliser la conduite du corps : dans les ateliers, les écoles, les casernes, partout, les techniques disciplinaires qui vont assurer cette normalisation mettent à l’œuvre ce qu’on peut appeler une micropénalité. Châtier le corps rebelle, le corps indocile. Le dissuader de recommencer. De plus, cette micropénalité ne doit pas être confondue avec les grands mécanismes judiciaires étatiques, comme s’il n’existait qu’un seul pouvoir, le pouvoir d’Etat, et le pouvoir politique. A côté d’un grand pouvoir, il existe omniprésents dans notre société tout un tas de micro-pouvoirs, ce qui permet à Foucault de distinguer et d’opposer la loi et la norme. La loi étant ce qui s’applique aux individus de l’extérieur, essentiellement à l’occasion d’une infraction, la norme est ce qui s’applique aux individus l’intérieur, puisqu’il s’agit pour elle d’atteindre leur intériorité même en imposant à leur conduite une courbe déterminée.
Les micro-pouvoirs
Si ces micro-pouvoirs, dont l’objectif est de normaliser les comportements, sont nombreux, c’est parce qu’ils se situent à différents niveaux : que ce soit les pouvoirs de certains individus sur d’autres comme les parents, les professeurs, les médecins, etc., de certaines institutions, telles les asiles ou les prisons, ou même de certains discours. Quand par exemple, le pouvoir politique est répressif, les micro-pouvoirs eux, sont productifs. Quand le pouvoir politique cherche à faire taire en se réservant le droit à la parole, à maintenir dans l’ignorance, à réprimer les plaisirs et les désirs, et exerce la menace de mort, les micro-pouvoirs, en revanche, produisent des discours, et incitent à l’aveu : il faut par exemple avouer au prêtre, au professeur, à son supérieur, au médecin, ce qui permet de contrôler qui est ou non dans la norme. La norme ne cherche pas à saisir l’individu à l’occasion d’actes précis et ponctuels, elle veut investir la totalité de son existence. Alors que la loi dans son application s’entoure de tout un rituel théâtral, la norme est plus diffuse, plus sournoise, plus indirecte : elle veut gérer la vie et cherche à se faire désirer, aimer : le patron est étymologiquement le père, on parle de mère patrie, de Dieu le père, etc. « Si tu ne m’obéis pas, je ne t’aime plus », telle est la formule plus ou moins implicite de la norme qui utilise le jeu de la séduction pour mieux asservir. Elle finit par s’imposer au détour de mille et mille réprimandes mesquines. Nous nous retrouvons tous tôt ou tard pris à son piège.
La mise en question des savoirs
Et comble de l’étonnement, Foucault nous le fait remarquer, les termes de Pouvoir et de Savoir sont insidieusement liés, car l’exercice de ces pouvoirs s’appuie essentiellement sur des savoirs. Il explique par exemple dans Surveiller et punir, que c’est la prison elle-même, qui fabrique le concept de délinquance, comme le pouvoir psychiatrique a fabriqué le concept de maladie. La micropénalité des systèmes disciplinaires est relayée par un dispositif de savoir qui diffuse et instille ces normes ; ce dispositif allant jusqu’à énoncer comme vérités de nature des conduites prescrites par le pouvoir disciplinaire.
Et les micros-pouvoirs d’être tout aussi contraignants voire davantage que le pouvoir politique. Ils sont, en tout état de cause, plus subtils, et précisément, moins visibles que le pouvoir politique. Mais sommes-nous pour autant impuissants à les combattre, à s’y soustraire ? Doit-on considérer comme une fatalité que la société ne puisse être autre chose qu’une collectivité d’hommes dirigés et sous surveillance ? N’est-il pas toujours possible néanmoins de penser notre libération de l’asservissement des diverses strates du pouvoir et de ses micros-pouvoirs ?
Le souci de soi
Foucault, malgré sa mort prématurée, ne laissera pas ces questions sans réponse. Dans sa trilogie à propos de l’Histoire de la sexualité, notamment les tomes II et III, il tâchera, afin de tenter de réconcilier l’homme avec lui-même, et de le soustraire à la « tyrannie » de la norme, d’inventer un contre discours esthétique contre les jeux du pouvoir. Ni histoire des comportements et pratiques sexuelles, ni histoire des représentations du sexe par les gens, cette Histoire là à pour objectif de proposer une recherche sur l’éthique, en s’intéressant à la solution grecque des problèmes moraux posés par la sexualité. Pour structurer sa pensée, il se base sur des petits traités d’existence, des essais de bonne conduite, les arts de vivre, bref toute une littérature dite « mineure » où le sujet se voit proposer des styles de vie, et où s’élaborent des modalités d’expérience. Il montre que, parce que seuls des hommes libres peuvent dominer les autres, ils doivent d’abord se dominer eux-mêmes. Ceci supposant une diététique des plaisirs d’abord alimentaires, puis sexuels. Mais il leur faut également, selon les mots mêmes de Socrate, prendre conscience du souci de soi. Or, qu’est-ce que le souci de soi ? Certes, c’est porter attention à soi. Mais non pas dans un sens purement narcissique. Foucault, contrairement à l’époque contemporaine, ne nous engage pas à tourner notre regard vers notre ego, à nous livrer à un examen douloureux de nos imperfections. Il fait référence au souci de soi, au sens antique du terme, ce qui correspond à la fois à une attitude se conjuguant sur le mode philosophique, mais également sur le mode d’une pratique sociale. « C’est la notion de conversion à soi-même, écrit Foucault dans L’Herméneutique du sujet. Il faut que le sujet tout entier se tourne vers lui-même et se consacre à lui-même » Le souci de soi consistera donc, non seulement à mieux se connaître (tourner son regard vers soi) mais aussi à se convertir à soi, à faire retraite en soi, à être heureux en présence de soi-même. Le souci de soi va se coller à l’art de vivre, afin de corriger l’individu et pas uniquement de le former. Il s’agira alors pour Foucault de se gouverner soi-même, et même de construire sa vie comme une œuvre d’art.
Actualité et modernité de Foucault
Ainsi, en relisant avec beaucoup d’attention la problématique des micros-pouvoirs, son actualité et sa modernité, il n’est peut-être pas impossible que nous puissions redéfinir nos comportements, repenser le corps social, ses modes de fonctionnement, repenser la normalisation et les « méfaits » de la normes, et que nous trouvions dans la boite à outils de Foucault lui-même, des éléments pour penser sur un tout nouveau mode, le rapport à soi, et le rapport aux autres dans la société occidentale contemporaine. Car, nous dit Foucault, pour finir : « Alors que la théorie du pouvoir politique comme institution se réfère d’ordinaire à une conception juridique du sujet de droit, il me semble que l’analyse de la gouvernementalité – c’est-à-dire : l’analyse du pouvoir comme ensemble de relations réversibles – doit se référer à une éthique du sujet défini par le rapport de soi à soi. Ce qui veut dire tout simplement que, dans le type d’analyse que j’essaie de vous proposer depuis un certain temps, vous voyez que : relations de pouvoir-gouvernementalité-gouvernement de soi et des autres-rapport de soi à soi, tout cela constitue une chaîne, une trame, et que c’est là, autour de ces notions, que l’on doit pouvoir, je pense, articuler la question de la politique et la question de l’éthique », L’Herméneutique du sujet.
Bibliographie indicative :
Michel Foucault, Surveiller et punir, La volonté de savoir, (Histoire de la sexualité I), Gallimard, L’usage du plaisir, (Histoire de la sexualité II), Gallimard, Le souci de soi, (Histoire de la sexualité III), L’ordre du discours, Histoire de la folie à l’âge classique, Naissance de la clinique : une archéologie du regard médical, Gallimard, L’Herméneutique du sujet, Sécurité, territoire, population, Seuil.
Gilles Deleuze, Foucault, Minuit.
Didier Eribon, Michel Foucault, Flammarion.
Didier Eribon, Michel Foucault et ses contemporains, Fayard.
(Paru dans les Carnets de la philosophie, n°3, Avril-mai-juin 2008)