Disparu en 2009 à l’âge de 68 ans, G. A. Cohen est sans doute l’un des penseurs politiques les plus marquants de la génération de ceux qui ont travaillé sous l’impact de la Théorie de la justice de John Rawls et qui ont considéré que, pour une large part, les problèmes de leur discipline devaient désormais être abordés dans les termes et à partir des concepts proposés par ce dernier, même si c’était dans le but de les critiquer ou de les remettre en cause.
Le présent volume rassemble des contributions de Cohen dans trois domaines significatifs : la théorie de la justice et la critique de la conception rawlsienne de l’égalité en termes de biens premiers ; le rapport entre propriété et liberté ; la question de la méthode en philosophie politique et l’influence de cette question sur l’état actuel de la gauche européenne.
Pourquoi Rawls s’est trompé sur ce qu’il convenait de rendre égal dans une société juste
Sur le premier point, l’apport majeur de Cohen aura été de suggérer que Rawls a limité à l’excès l’emprise du raisonnement suggérant qu’il serait injuste que les situations des individus soient affectées par les talents et les capacités dont ils sont porteurs, alors même qu’ils ne peuvent revendiquer le moindre titre sur ces talents et ces capacités qui ne leur « appartiennent » que par l’effet d’une loterie génétique parfaitement arbitraire. Si ce raisonnement est vrai, dit Cohen, il convient de le généraliser et d’ouvrir la voie à l’idée que tous les désavantages qui affectent les individus sans que cela résulte d’un choix ou d’une responsabilité de leur part sont injustes. La justice consisterait donc à supprimer ou à neutraliser les effets du hasard, et c’est la raison pour laquelle Cohen et les penseurs qui ont suivi cette intuition sont appelés des luck egalitarians (des partisans de l’égalité face au hasard). L’une des conséquences de cette intuition de base est de modifier la réponse que Rawls donnait à la question de la « monnaie » (currency) dans laquelle l’égalité doit se matérialiser. De quel point de vue les individus doivent-ils être égaux pour que la société soit juste ? Rawls répondait qu’ils doivent posséder des quantités égales de biens premiers, qui incluent les libertés de base et les ressources matérielles utilisables pour poursuivre toutes les fins que l’on peut vouloir se donner ; concernant ce second type de biens premiers, il ajoute que la société juste peut et doit s’écarter de la distribution strictement égalitaire si les inégalités ainsi introduites ont pour effet que la situation de ses membres les moins favorisés sera meilleure qu’elle ne le serait en cas de distribution strictement égale. Cette réponse de Rawls à la question de la « monnaie » de l’égalité était motivée par deux considérations essentielles. Tout d’abord, la seule autre option serait d’égaliser les individus du point de vue du bien-être subjectif ou de ce qu’ils jugent devoir leur être utile ; or cette hypothèse obligerait, absurdement, la société juste à allouer plus de ressources à ceux qui ont des goûts onéreux ou difficiles à satisfaire. Il est donc plus juste – seconde raison – d’allouer à tous des ressources égales tout en laissant à chacun la responsabilité de ses goûts et de ses préférences : si nos goûts sont plus difficiles à satisfaire que ceux de notre voisin, nous devons ou bien les changer ou bien accepter d’avoir moins de satisfaction que lui. Mais en aucun cas nous n’avons droit à plus de ressources sous prétexte que nous sommes plus difficilement satisfaits que lui.
Cohen pense que cette conception n’est pas en accord avec les remarques que fait Rawls sur le caractère arbitraire des talents : un instant de réflexion suffit en effet à nous convaincre que l’égalité des ressources laisse passer des inégalités parfaitement arbitraires. Tout d’abord, et sans aucune faute ni choix de leur part, certains individus sont « victimes » du fait qu’ils ont une moindre capacité à convertir des ressources en bien-être ; et surtout, il est évident que certains de nos goûts s’imposent à nous, nous affectent sans qu’il soit cohérent de dire que nous les avons choisis. Il n’est donc pas possible d’exclure les considérations de bien-être du langage de la justice égalitariste car – c’est l’évidence – certains individus souffrent d’un déficit de bien-être sans faute de leur part en raison même de goûts dont ils sont constitutionnellement affectés. Ou plus exactement, ils souffrent d’un déficit dans la possibilité d’accéder à un bien-être égal à celui de leurs semblables avec des ressources égales. Il y a là une forme de handicap qui appelle l’attention du théoricien de la justice et qui demande que l’on se penche sur les modalités possibles d’une compensation de manière à ce que – idéalement – aucun facteur arbitraire qui serait hors de contrôle des individus ne permette que certains d’entre eux aient a priori moins de possibilités d’accéder au bien-être et aux autres avantages qui sont les conditions de la réussite de l’existence.