La France est-elle finie?… Ou finira-t-elle en gros Québec?

Marc Chevrier
Professeur au département de Sciences politiques de L’université du Québec à Montréal

 

Extrait
Trop souvent isolée au cours du XXe siècle, la France avait perdu les moyens de sa superbe. En entrant dans la Résistance en 1943, Mitterrand bouda toutefois la voie du ressaisissement national prôné par De Gaulle. L’avenir se dessinerait sous protectorat américain, dans une Europe faisant table rase des vieux antagonismes nationaux. L’Europe communautaire dictée par Monnet et Schuman avec la complicité des Américains devait ainsi opérer aux yeux de Mitterrand une « transsubstantiation » des nations.
Texte
Dans son dernier livre où il s’interroge sur l’avenir même de la France, c’est seulement à la page 205 de son essai que Jean-Pierre Chevènement répond négativement à la délicate question qu’il a lui-même posée : « La France est-elle finie ? » Cet ancien fondateur du parti socialiste et héritier des Lumières ne fait pourtant pas parler sa raison : « Mon instinct me dit ainsi que la France n’est pas finie » C’est dire qu’aujourd’hui la France ne va plus de soi, comme pays, République, culture ou langue. Et ceux, apparemment nombreux, qui voudraient que la France soit arrivée à son terme, ne sont pas nécessairement ses anciens ennemis, qui communient aujourd’hui avec elle dans la célébration d’une humanité réconciliée, mais des Français, toujours prompts à se fondre dans le premier universel venu. En homme libre, qui ne cherche à plaire ni à Jean-Charles, ni à Marie-Christine, Chevènement lève le voile sur l’enterrement de première classe que les socialistes sous Mitterrand ont voulu faire à la France, absorbée dans une Europe utopique mais néanmoins assez abrasive pour imposer un joug néolibéral implacable. D’une certaine manière, la France est bel et bien « finie », en ce sens qu’aux yeux de Mitterrand et de son entourage pro-européen, la France paraissait une réalité bornée, sans avenir auprès du nouvel « infini » incarné par l’Europe parée de toutes les vertus. Comme l’explique Chevènement, Mitterrand a adhéré à l’Europe comme on épouse un « mythe de substitution ». C’est un pari aux allures pascaliennes que Mitterrand a tenu en croyant que les gains incommensurables escomptés de la foi pencheraient du côté de l’Europe sans jamais donner de forme précise à cette entité. Le problème est qu’entrainée par ce pari mitterrandien, la France est dans les fers, enchaînée à des traités européens qui réduisent sa liberté et imposent une politique monétaire faite sur mesure pour satisfaire l’Allemagne.

 

L’archéologie du pari mitterrandien

Le grand intérêt du livre de Chevènement réside en ceci qu’il nous fait entrer dans « l’archéologie » du pari mitterrandien sur l’Europe, en explorant à la fois la logique politique de ce choix et le parcours personnel de Mitterrand, marqué, comme d’autres de sa génération, par l’effondrement de la France en 1940. Trois fois ministre socialiste, sous Pierre Mauroy (1981-1982), sous Laurent Fabius (1984-1986), puis sous Michel Rocard (1988-1991), Chevènement a participé de près à l’évolution de la pensée et du mouvement socialiste. Il été lui-même le témoin des orientations de Mitterrand sur les engagements européens de la France. Être ambigu à souhait, habile dans l’art du faux-fuyant, Mitterrand n’a jamais professé de doctrine claire, et son ralliement au socialisme a été aussi tardif qu’opportuniste. Ce qui explique qu’il ait rapidement retourné sa veste en 1983 en interrompant le programme de nationalisation du gouvernement Mauroy pour s’accommoder d’une gestion libérale. Or, le meilleur moyen disponible pour effectuer ce virement de cap était de faire passer par Bruxelles ce qu’il n’osait promulguer de Paris. C’est à la faveur de fidèles de Mitterrand, Jacques Delors, ministre des Finances de 1981 à 1983, Pascal Lamy (directeur de cabinet de ce dernier et aujourd’hui directeur général de l’OMC) et Pierre Bérégovoy, ministre des Finances de 1984 à 1986, que la commission européenne dirigée par Delors de 1985 à 1994 fut investie de la mission de créer, bien au-delà du marché commun issu du traité de Rome de 1957, un marché unique programmant une liberté totale des capitaux aux dépens des indépendances nationales. Puis vint la réunification allemande, inattendue mais imparable, que Mitterrand croyait naïvement neutraliser en enlevant à la nouvelle Allemagne réunifiée la jouissance de son mark, remplacé par une monnaie européenne sous la responsabilité d’une Banque centrale indépendante. Ne croyant pas lui-même dans le franc, Mitterrand a ainsi privé la France du peu de marge de manœuvre monétaire à sa disposition pour relancer son industrie, en se liant, au surplus, à un pacte de stabilité contraignant pour ses finances. Mitterrand n’a pas vu que l’euro reconduirait le mark sous une autre forme et la vision allemande de la politique monétaire, axée uniquement sur la lutte contre l’inflation. Entre 1998 et 2009, la part de l’industrie française dans le produit national a chuté de 22 à 14% et le déficit des échanges entre la France et l’Allemagne a quadruplé de 1982 à 2009. En croyant ligoter l’Allemagne, c’est la France que Mitterrand a en fait menottée, la condamnant au chômage de masse, sous couvert d’une union monétaire « qui, pour faire avancer l’idée d’une Europe fédérale, faisait litière des nations et de leurs irréductibles différences. »

 

Chevènement éclaire les choix mitterrandiens par le parcours singulier de l’homme, habité par une mystique particulière. Son pari sur l’Europe rapporte « la misère des nations » à la promesse d’un bien infini. Comme Drieu de la Rochelle au lendemain de la Première Guerre mondiale, Mitterrand avait pris « la mesure de la France » (titre d’un livre de l’écrivain). Né l’année même de la bataille de Verdun, le futur président avait compris dans sa jeunesse que la France était une réalité épuisée, assise sur un passé qui ne ferait plus son avenir. La défaite de 1940 avait cristallisé la conviction déjà latente chez lui que c’en était fini de la France ; d’autres nations écriraient l’Histoire, au premier chef les États-Unis après la victoire de 1945. Trop souvent isolée au cours du XXe siècle, la France avait perdu les moyens de sa superbe. En entrant dans la Résistance en 1943, Mitterrand bouda toutefois la voie du ressaisissement national prôné par De Gaulle. L’avenir se dessinerait sous protectorat américain, dans une Europe faisant table rase des vieux antagonismes nationaux. L’Europe communautaire dictée par Monnet et Schuman avec la complicité des Américains devait ainsi opérer aux yeux de Mitterrand une « transsubstantiation » des nations. Ce qui explique l’étrange conviction de Mitterrand qu’il était le dernier président de la France, car l’Europe viendrait après lui. Ainsi Chevènement comprend-il l’aphorisme mitterrandien : « La France est notre patrie, l’Europe est notre avenir » plutôt en ces termes : « La France est notre passé, l’Europe est notre patrie. » « Il faut vaincre notre Histoire », déclara aussi Mitterrand à Strasbourg, façon de dire que la France est son principal ennemi. En somme, le sphinx était fondamentalement un suiviste ; si Washington veut la réunification allemande ou la guerre dans le Golfe, l’Élysée doit rentrer dans le rang. En réintégrant la France dans l’OTAN, Sarkozy a tout simplement chaussé les bottes mitterrandiennes.

 

Qu’est-ce que l’Europe?

Chevènement agonit l’Europe de reproches et défauts peu flatteurs. C’est une « entéléchie » en référence à un concept aristotélicien dont se riait Rabelais pour désigner une réalité virtuelle (dans son Cinquième livre, Rabelais nomme Entéléchie le Royaume de la Quinte-Essence). Une virtualité, certes un objet politique non identifié (OPNI) dirait Delors, qui n’en exerce pas moins des pouvoirs réels, réducteurs des prérogatives des nations munies que des résidus de leur souveraineté. Les promoteurs de l’Europe n’ont que le mot de fédéralisme à la bouche. Or, selon Chevènement, l’Union européenne « n’est plus du fédéralisme, c’est une forme inédite de totalitarisme issu du croisement monstrueux d’une boulimie technocratique – celle de la Commission – et de la fringale de pouvoir d’un pseudo-Parlement! » À dire vrai, l’Europe est devenue une idéologiei, qui a mis au programme selon le sénateur la déconstruction la France notamment par un « saucissonnage » complexe des responsabilités entre Bruxelles et les capitales nationales, qui est « destructeur de la chose publique. » Les socialistes français eux-mêmes ont porté le flambeau de cette ambition fédérale; quelques jours avant la ratification du traité de Maastricht en 1992, Roland Dumas, ministre des Affaires étrangères, évoqua la « vocation fédérale » de l’Europe communautaireii. Ce furent les Britanniques qui obtinrent d’enlever toute référence au fédéralisme dans le traité de Maastricht créant l’Union européenne et sa politique monétaire commune. Le fédéralisme professé par les élites maastrichtiennes est pour Chevènement une forme de « pétainisme rémanent » découlant d’un esprit de démission, d’une « perte de confiance définitive dans la démocratie et le peuple français. » Fondée à l’origine comme un club de nations effondrées (Allemagne, France, Italie et le Bénélux), l’Europe communautaire ne peut prétendre se transformer en fédération, en l’absence d’un véritable peuple européen, ce que vient du reste de statuer la Cour constitutionnelle allemande dans un jugement retentissant, en juin 2009, sur lequel la classe politique française a préféré observer un silence sépulcraliii. En niant les peuples et les États qui la constituent, l’Europe communautaire a accumulé les vices de construction, dont celui d’une politique monétaire qui abandonne la gestion de la monnaie unique à un directoire de gouverneurs de banque centrale sur lesquels les gouvernements élus n’ont plus de prise. En dépit de toutes les compétences dévolues à Bruxelles, la construction européenne n’a pas enrayé le déclin de l’Europe dans le monde constate Chevènement, qui n’est pas pour autant un anti-européen ; il ne prône ni le retour au franc, encore moins la sortie de la France de l’Union. Il ambitionne une « Europe des peuples » plus libre à l’égard des États-Unis, plus autonome dans sa défense, qui ferait de nouveau l’Histoire par l’action concertée de ses nations et se contenterait d’une constitution à l’anglaise, soit de traités évolutifs.

 

La conversion de la gauche française au social-libéralisme

Le livre de Chevènement analyse deux conversions ; celle des socialistes à la fois à l’idéologie européenne et au néo-libéralisme. L’une ne va pas sans l’autre. L’auteur a une vision cyclique de l’histoire comme de l’économie. Après un cycle keynésien parti du New Deal de Roosevelt qui s’est essoufflé aux abords des années 1970, y a succédé un cycle néolibéral, fondé sur la restriction monétaire et le désengagement de l’État, pour s’imposer dans tout l’Occident. En prenant le pouvoir en 1981, les socialistes de Mitterrand, après une vaine tentative d’essayer une autre politique, ont mis la France en phase avec le néolibéralisme ambiant. La gauche socialiste s’est certes défendue d’épouser ouvertement les thèses de l’École de Chicago ou du couple Reagan-Thatcher. Elle s’est plutôt inscrite dans le sillon plus bienséant du social-libéralisme, une troisième voie entre le capitalisme dérégulé et le socialisme interventionniste qui laisse à l’État le soin d’atténuer les inégalités produites par un capitalisme souverain et sans frontièreiv. Chevènement estime que le premier gouvernement socialiste de 1981-1983 n’a pas vraiment tenté de mettre en œuvre une politique industrielle et d’exportation, freiné de l’intérieur par plusieurs de ses membres déjà convaincus des bienfaits d’un marché émancipé du contrôle de l’État. Dès 1983, les socialistes mirent en pratique une forme de « désinflation compétitive », axée sur le gel des salaires, la perte de revenus des travailleurs requise par la compétitivité de l’économie étant compensée par l’augmentation des prestations sociales. Le gel des salaires et le désinvestissement de l’État décidés à Paris se sont combinés avec une dérégulation programmée à Bruxelles, pour créer un marché unique fondé sur une logique de libéralisation sans fin des facteurs de production (biens, capital, personnes). La beauté du procédé est que tout règlement de Bruxelles a valeur de loi fédérale, qui s’applique à tous les États membres et arrive auréolé du prestige enchanteur de l’Europe. Le traité de Maastricht a complété la conversion socialiste au néolibéralisme. En 1992, la France renonce au pouvoir de relancer son économie par la dévaluation de sa monnaie propre et se soumet au carcan d’une monnaie unique qui limite le peu de liberté budgétaire qui lui reste, pour satisfaire un ordre monétaire qui met la stabilité des prix au dessus de tout.

On comprend toutefois que la conversion des socialistes au libéralisme ne se borne pas à l’aspect économique. Sur le plan moral et culturel, Chevènement a vu aussi les socialistes répudier un à un plusieurs des fondements du républicanisme français pour honnir la nation, l’école des connaissances et prôner les communautarismes et le « sans-papiérisme sans rivage ». Ce discours « libéral-libertaire », qui imprègne aujourd’hui le discours de la gauche française et exalte le vieux fond individualiste français, atteste l’ampleur des mutations idéologiques observables en France.

 

De l’Allemagne

Le livre de Chevènement offre aussi de belles réflexions toniques sur l’Allemagne, cette nation concurrente avec laquelle les Français, bon gré, mal gré, n’ont de cesse de se comparer. Si la France s’est gourée dans les gains escomptés du marché et de la monnaie uniques, l’Allemagne semble par contre avoir fait une bonne affaire. Bien loin de faire injure à l’Allemagne, Chevènement reconnaît l’habileté de ses dirigeants qui ont su défendre à travers l’Europe le modèle économique de leur pays. L’Allemagne, croit Chevènement lecteur de Louis Dumont, se distingue de la France par un trait anthropologique : la force du « holisme » y est plus grande, d’où une plus grande capacité des Allemands à la discipline et à la concertation, qui s’observe dans leur modèle industriel, fondé sur la cogestion et la négociation des conditions du travail par secteur entier de l’économie. Dotée d’une prospère industrie, deux fois plus puissante que la française, l’Allemagne a misé sur la compétitivité des salaires fixés par secteur et la formation des travailleurs pour conquérir les marchés à l’exportation. Encore traumatisés par le spectre des anciennes dévaluations du mark, les Allemands se félicitent de la force l’euro, qui désavantage la France et les nations méditerranéennes incapables de suivre le moteur allemand. Le retour à la normalité de l’Allemagne a cependant sa part d’ombre. Moins complexés à l’idée de défendre leurs intérêts nationaux, les Allemands tendent à imposer leur conception de l’économie à l’Europe tout entière, la coopération franco-allemande fait place au désintérêt mutuel et le pacifisme allemand, cette « faiblesse arrogante » écrit Chevènement, empêche l’Europe de s’assumer comme véritable acteur politique. Le penseur du désamour franco-allemand et de la sortie de l’Allemagne, voire de l’Europe, hors de l’Histoire, est le philosophe iconoclaste et trouble-fête Peter Sloterdijk. Chevènement engage avec lui un dialogue critique. Selon le philosophe allemand, les nations française et allemande, longtemps unies par des liens passionnels, sont vouées à se laisser dans une tiède indifférence pour sortir chacune de l’Histoire, qu’elles avaient écrite avec l’encre du sang. Après un long travail sur elle-même, l’Allemagne, enfin apaisée, accède à un mode d’existence post-historique en se ralliant irrévocablement à la « culture des vainqueurs », soit celle des Américains qui ont combiné la démocratie et l’économie de marché. Chevènement se réjouit de ce que l’Allemagne ait récupéré les réflexes d’une nation normale mais dispute à Sloterdijk la vision de cette normalisation. Tout n’est pas à jeter bas dans la culture du « vaincu », l’âme du frère vaincu a joué un grand rôle dans la formation de la pensée française. Et Sloterdijk rejette fallacieusement sur Napoléon la faute des catastrophes allemandes en taisant la « tradition réactionnaire triomphante » dans le pays de Goethe qui y a étouffé l’éclosion de la démocratie. De plus, Sloterdijk caricature le gaullisme sous les traits d’une pantalonnade masquant la prostration de la France en 1940 sans voir le redressement national qui accompagna la libération. Pour Chevènement, la faiblesse de la gauche allemande, divisée entre des socio-démocrates déboussolés et un gauche radicale néo-communiste, ne peut que maintenir l’Allemagne dans un retrait égoïste. La perspective encore lointaine d’un retour au pouvoir d’une gauche allemande unifiée pourrait cependant changer la donne.

 

Le républicanisme chevènementiste

Chevènement occupe dans l’espace politique français une place à part, qui le met à la fois à distance du social-libéralisme auquel s’est converti son parti de combat et de la droite affairiste et néo-bonapartiste – dans le style présidentiel du moins – propulsée aujourd’hui par la machine de l’UMP. Le sénateur du territoire de Belfort se pose en défenseur du républicanisme français malmené par l’attrait qu’exercent tant sur la droite que la gauche un libéralisme économique sans partage, un fédéralisme européen plus ou moins avoué et un libéralisme social qui somme l’État de s’adapter aux injonctions de la différence identitaire et de la liberté de choix. S’appuyant encore une fois sur Louis Dumont, Chevènement voit dans la France une nation dont le penchant à l’individualisme est tempéré par une aspiration à l’universel que l’État-nation républicain a incarnée, non sans heurt, depuis la Révolution de 1789. Il cite notamment Dumont écrivant : « Pour le Français, l’existence de frontières, de langues différentes, de conflits d’intérêts entre nations, est négligeable par rapport à l’essence de l’homme telle qu’il la trouve reconnue par sa devise : liberté, égalité, fraternité. » C’est la manière française de combiner individualisme et holisme. En défaisant la République, on démantèle ce subtil montage anthropologique que la France a mis deux siècles à stabiliser. L’Angleterre a compté non sur l’universel républicain mais sur la tradition et ses ingrédients (le droit commun, la religion, la monarchie) pour modérer son individualisme. Le trait universaliste de la culture française peut combler l’orgueil national, il n’empêche, souligne Chevènement, que la France est environnée de sociétés dont le holisme plus affirmé met l’accent sur l’appartenance au groupe. Le sénateur ne croit pas que l’Europe soit un universel de substitution viable. Bien loin d’élargir la conscience des Français, l’Europe a suscité chez eux un provincialisme « sur le mode suisse » que les désinvestit du monde et les retranche dans l’attentisme à l’égard des États-Unis.

 

Chevènement n’est pas tendre à l’égard de certains aspects de la doctrine socialiste encore en vogue en France. Revisitant le classique clivage gauche/droite, il estime que la gauche doit cesser de tourner le dos aux « valeurs de transmission ». La pensée socialiste française a selon lui fait l’impasse sur un ensemble de « trous noirs », soit des réalités qu’elle se refuse à admettre, soit des idées qu’elle absolutise sans en voir la complexité. Parmi ses trous noirs, on reconnaît la nation – dont elle a cru pouvoir se dispenser pour fonder une communauté de citoyens – l’État, qu’on a cru voué à la disparition – et la Révolution, pensée comme une table rase sans rapport avec une tradition ou une société qui la préparent. Autre trou noir, l’incapacité des socialistes à penser les sociétés non occidentales, notamment celles qui ont été colonisées par l’Occident. Ni la repentance, ni le rappel des bienfaits apportés par la colonisation n’aboutiront à une meilleure intelligence de ces sociétés. Parmi les valeurs de transmission que les socialistes devraient se réapproprier, Chevènement range l’école des connaissances, minée aujourd’hui par un pédagogisme à tout crin servant d’alibi à « l’enseignement de l’ignorance », l’amour de la patrie, à distinguer du nationalisme et du repli ethnique, et le souci d’une « égale sécurité pour tous ». Au « conservatisme festif » de notre époque, Chevènement préfère une France résiliente, conservatrice du progrès. Le républicanisme de l’auteur se double d’un volet moral qui rebutera sans doute l’individualiste libéral. Il implique une critique du consumériste qui dissout le sens de la durée et submerge l’individu dans son environnement immédiat au lieu de le libérer. Citant l’économiste Bernard Stigler, il se convainc que « le prolétaire est celui qui sert un système dont il n’a pas le savoir. »

 

Un gros Québec?

Le livre de Chevènement fait un plaidoyer argumenté en faveur de la France, en tant qu’elle redécouvre les raisons et la volonté d’être maîtresse de son avenir, par les ressources que l’État et la démocratie nationaux lui ont données, sans pour autant dissocier son destin de celui de ses partenaires européens. Entre l’infini creux de l’Europe communautarisée et le fini substantiel de la France, il préfère parier sur le deuxième. Il n’y a pas d’au-delà de la nation, écrit-il. Aucune fatalité, même celle que certains déduiraient des traités européens et d’une mondialisation jouant la musique d’un capitalisme financier à l’anglo-saxonne, ne condamne la France à demeurer une nation désindustrialisée encore trop peu instruite et inventive.

 

En traitant de l’avenir de la France dans un nouvel ordre mondial où se profilent de nouvelles puissances, Chevènement accorde peu d’importance à la Francophonie. Il reconnaît, il est vrai, que son avenir réside en Afrique, sans trop développer sa pensée. Du Québec, il dit quelques mots au passage, des gentillesses. Or, les Français gagneraient à connaître son histoire, sa trajectoire singulière. La France a eu généralement un certain dédain pour les petites nations, Irlande, Écosse, Catalogne, Pologne, pays baltes et d’Europe centrale, sauf quand elles lui semblaient être le théâtre d’un enjeu universel, comme la Tchécoslovaquie du printemps de Prague de 1968. Si l’Allemagne balance aujourd’hui entre devenir une petite Chine ou une grande Suisse, quelles sont les options pour la France ? Devenir une grande Suède ? Beaucoup s’en flatteraient en France, mais il lui manque la discipline sociale et le sens du compromis politique, et la Suède a conservé sa monnaie nationale, la couronne. Redevenir la fière République dans un concert européen de nations ? Il faudrait que la parenthèse libérale-libertaire dessinée par Chevènement se ferme rapidement, chose improbable sous Sarkozy bis ou une présidence Aubry ou Hollande. Reste ce que l’auteur semble craindre le plus, sans le nommer ainsi, que la France, par nonchalance ou résignation, continue dans la voie du double suivisme européen et américain, en laissant au complexe bruxellois la charge des décisions névralgiques, l’État français n’étant plus qu’un comptoir de services dispensés en partenariat privé-public. Le France deviendrait alors, tranquillement mais sûrement, blottie dans l’empire sui generis européen, un gros Québec bilingue, d’une natalité un peu plus dynamiquev quoique ne croyant plus dans les possibilités de l’action collective à travers ses institutions nationales et recroquevillée dans son pré carré poreux. Ce que les Français ne savent pas, c’est que la France exerce dans les institutions européennes un poids inférieur à celui que le Québec, la Wallonie et les cantons suisses francophones exercent dans leur ensemble fédéral respectif. Et qui plus est, ce poids institutionnel de la France est largement inférieur à son poids démographique dans l’ensemble européen. (La France qui représente quelque 13,8% de la population de l’Europe à 27, dispose cependant de 10,7% des sièges au parlement de Strasbourg et de 9% des voix au Conseil européen, soit l’instance intergouvernementale qui partage le pouvoir législatif avec le Parlement). Bien sûr, la France a une armée qui bombarde Kadhafi, est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, et son président fait cocorico… Mais sont-ce là les restes d’une manière révolue d’exister ou les instruments d’un avenir qu’une nation encore corsetée par un curieux jansénisme n’ose bâtir sans complexe? Les paris sont ouverts…

 

Ses frontières qui aident à vivre. Un manifeste de Régis Debray

Quelques mots sur un objet non identifié littéraire, écrit par une autre grande voix républicaine, Régis Debray. C’est une petite plaquette, que l’éditeur annonce comme un manifeste, au titre porteur, Éloge des frontièresvi, un autre de ses sujets mal aimés de notre époque, dont l’abolition serait gage de bonheur pour l’humanité. Un excellent complément de lecture au livre de Chevènement. Debray a l’habitude de catapulter dans le ciel littéraire français des météores dont la traînée phosphorescente éblouit des lecteurs médusés par la rapidité de la pensée et la brillance des formules. Il s’agit en fait de la reprise d’une conférence donnée en 2010 à la maison franco-japonaise de Tokyo, d’où une politesse, un langage châtié, qui soignent la réception d’un message auprès d’un public étranger doué d’une écoute subtile. S’ouvrant sur une citation de Feuerbach, Debray entend démontrer une vérité jadis comprise, mais aujourd’hui oubliée, sinon rangée comme suspecte, que toute entité humaine, individu, collectivité de toutes sortes, trouve son identité et sa substance de la délimitation d’un domaine, d’un sens qui lui est exclusif. Cette délimitation est à prendre au sens propre comme figuré : l’être humain vit de frontières, spatiales, sociales et symboliques. Il ne sert à rien de vouloir nier cette vérité anthropologique fondamentale, sauf à sombrer dans une bêtise bien-pensante. L’abolition des frontières, fort loin d’élargir nos horizons, les rétrécissent, et c’est illusoire de penser que l’aplanissement des murs, des clôtures, des différences façonnera un monde unifié débarrassé de ses artificiels conflits frontaliers. Les frontières qu’on croit abolir ici, renaissent ailleurs, sous des formes parfois mal maîtrisées ou insidieuses, comme les « hystéries de conversion », nombreuses à notre époque, que sont les idéologies, les fondamentalismes, les tribalismes sportifs, etc. Tracer une carte, c’est résister à l’indéfinition, à l’amalgame, c’est conserver, sauver, sacraliser un lieu, une pensée, une mémoire, une figure que la vie a investis et ne veut rendre au néant. « Le pourtour ampute, écrit Debray, mais pour mieux incruster. » La frontière illustre cette étrange vérité arithmétique, à savoir que soustraire c’est augmenter, une maxime que les Italiens ont parfaitement énoncée en disant que la sculpture « relève de l’arte di levare » (l’art d’enlever). Debray a justement l’art de frapper sur son enclume des formules retentissantes. Quelques exemples : « Il y avait aux États-Unis, après guerre, des abris antiatomiques. L’intelligentsia post-nationale, dite à tort critique et radicale, nous offre des abris anti-réalité, avec des théoriciens de grand savoir et de peu d’expérience. Radicaux, tentons de l’être aussi – mais en allant à la racine. » « La perpétuation d’une personne, collective ou individuelle, se paye d’une sage humiliation : celle de ne pas être partout chez elle. » « Qu’il soit utile de mettre le monde en réseau ne signifie pas que l’on puisse habiter ce réseau comme un monde. » « …il y a loin du « connectif » au collectif. » « La mixité des humains ne s’obtiendra pas en jetant au panier les cartes d’identité, mais en procurant un passeport à chacun. » En termes plus savants, la pensée de Debray se résume dans son axiome d’incomplétude : « Aucun ensemble ne peut se clore à l’aide des seuls éléments de cet ensemble. » Bref, quiconque prend le parti de ne s’incarner dans rien rendra l’âme, un parti que le discours sans-frontiériste voudrait fa ire prendre à tous sous peine d’excommunication. Seulement, ainsi que le soutient Debray, ce discours, en refusant un « partage du monde », cache des ambitions peu réjouissantes. Le monde décloisonné qu’il claironne tombe sous la domination entière de l’économique, retourne la technique contre l’humain, alimente les absolutismes et promeut un impérialisme malaxant peuples et nations.

 

Ce n’est toutefois pas les étincelantes formules et les rapprochements fulgurants qui confèrent à ce manifeste sa plus grande force de persuasion. C’est la manière même dont le conférencier parle à son auditoire japonais qui s’harmonise avec son propos. La subtilité de l’érudition, le raffinement des clins d’œil à la culture japonaise, les précautions oratoires rappelant sans cesse à l’auditeur son statut d’Européen sorti du moule français, les traits vifs et sautés qui alternent avec les rehauts lumineux d’une pensée économe, tout cela évoque un art de l’estampe tel que de nombreux artistes français l’ont imaginé et que Debussy a imprimé dans ses hommages sonores au monde du Levant. La déléguée du Québec au Japon m’a déjà dit lors d’un voyage à Tokyo : « Le Japon et la France sont deux nations qui s’entradmirent. » Pour laisser place à cette fascination réciproque, il faut savoir se déchausser avant de marcher sur un tatami. De même, la fleur du voisin n’est jamais plus belle que lorsqu’on a les deux pieds dans son jardin.

Marc Chevrier

 

i Voir l’excellent livre de Benjamin Landais, Aymeric Monville et Pierre Yaghlekdjian, L’idéologie européenne, Bruxelles, Les éditions Aden, 2008.

ii Voir Les Débats de l’Assemblée nationale de la République française, 9e législature, 5 novembre 1991, p. 5497. En ligne : http://archives.assemblee-nationale.fr/9/cri/1991-1992-ordinaire1/052.pdf . Quelques mois auparavant, le premier ministre socialiste Pierre Bérégovoy avait pourtant dit, nébuleusement : « Nous n’en sommes pas à l’Europe fédérale. Mais nous allons plus loin qu’une Europe des nations… ». Également instructive de l’état d’esprit du premier ministre cette autre déclaration : « Oui, il fut un temps où les États-nations étaient traversés de conflits intérieurs : il était légitime alors qu’ils s’attachent à cimenter une langue, une culture, une identité encore incertaines. Mais ce temps-là n’est plus. » Position que le premier ministre assimile à un « patriotisme prophétique ». Voir les Débats de l’Assemblée nationale de la République française, 9e législature, 5 mai 1992, p. 838 et 840. En ligne : http://archives.assemblee-nationale.fr/9/cri/1991-1992-ordinaire2/021.pdf .

iii Voir la décision de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe du 30 juin 2009, également disponible en version anglaise. BVerfG, 2 BvE 2/08 vom 30.6.2009, Absatz-Nr. (1 – 421), http://www.bverfg.de/entscheidungen/es20090630_2bve000208.html . Voir aussi le commentaire de Marie-François Berchtel, « L’arrêt du 30 juin 2009 de la Cour constitutionnelle et l’Europe », Fondation Res Publica, 21 octobre 2009, http://www.fondation-res-publica.org/L-arret-du-30-juin-2009-de-la-cour-constitutionnelle-et-l-Europe-une-revolution-juridique_a431.html .

iv Sur la troisième voie social-libérale, voir Anthony Giddens et Tony Blair, La troisième voie, Paris, Seuil, 2002. Voir aussi Sophie Heine, Oser penser à gauche, Bruxelles, éditions Aden, 2010.

v Depuis 2000, le nombre des naissances en France a dépassé celui de l’Allemagne. En 2009, la France métropolitaine comptait 790 000 naissances contre 665 142 en Allemagne, où les décès ont dépassé 850 000 personnes. La natalité a été aussi forte au Royaume-Uni qu’en France, mais la mortalité légèrement plus élevée que dans l’Hexagone. Voir les données de l’Institut national d’études démographiques, http://www.ined.fr/fr/pop_chiffres/pays_developpes/population_naissances_deces/ .

vi Régis Debray, Éloge des frontières, Paris, Gallimard, 2010, 95 p.

Source: http://agora.qc.ca/francophonie.nsf/Documents/France–La_France_est-elle_finie_Ou_finira-t-elle_en_gros_Quebec_par_Marc_Chevrier

 

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