1 En avril 2003, le Conseil Français du Culte Musulman voit le jour, résultat de plus d’une décennie d’efforts, d’hésitations et de débats souvent tendus. La naissance du CFCM est célébrée : impulsée par les pouvoirs publics, elle signale pour nombre d’acteurs, sur le plan à la fois symbolique et institutionnel, la reconnaissance de la place de l’islam, deuxième religion de France. Les musulmans de France se sont dotés d’une « instance représentative » qui, constituée en association régie par la loi de 1901, prendra en charge les questions liées à l’organisation et à la gestion de leur culte. Organisée au niveau national et en conseils régionaux, elle devra « défendre la dignité et les intérêts du culte musulman ; favoriser et organiser le partage d’informations et de services entre les lieux de culte ; encourager le dialogue entre les religions ; assurer la représentation des lieux de culte auprès des pouvoirs publics ». On rappelle aussi qu’il s’agit du culte au sens strict, et non de la culture musulmane, « encore moins de la représentation de la communauté musulmane française, pour l’ensemble de ses sujets de préoccupation, qui ne peut se faire que dans le cadre des Institutions de la République ouvertes à tous et donc aux musulmans de France » 1. Mais la création du CFCM est aussi critiquée : le Conseil ferait place trop grande aux courants fondamentalistes, ne serait pas véritablement représentatif de l’ensemble des musulmans français, et surtout, contredirait par l’intervention active de l’État dans sa mise en place, le principe même de laïcité.
- 2 Nicolas Sarkozy a lui-même, tout en rappelant qu’il tient « à l’esprit de la loi de 1905 », (…)
- 3 Voir John Bowen, « Does Islam Have Borders? Dilemnas of Domestication in a Global Religious Field » (…)
2 Constitués, dans le passé, en « cultes reconnus », les catholiques, les protestants et les juifs de France disposaient, avant 1905, d’instances représentatives qui ont évolué dans un rapport souvent tendu avec la République. Aujourd’hui, les instances de ces religions servent d’interlocuteurs avec l’État, dans un contexte où n’existent pas de cultes reconnus au sens juridique. Mais si l’on s’interroge, à travers la création du CFCM, sur la question du mode de « reconnaissance » de l’islam en France, il faut distinguer entre les acceptions différentes de ce terme. La procédure mise en place par le ministère de l’Intérieur incite les musulmans de France à s’organiser au sein d’une institution reconnue par celui-ci, au sens où il désire et impulse son établissement, la connaît et l’accepte comme interlocuteur qu’il rend « officiel » par la procédure même : l’État entame ici une relation publicisée – et fortement médiatisée – avec les diverses composantes de l’islam de France qu’il tente de réunir dans une instance unique. Le processus retient la loi de 1905 – qui précise que la République « ne reconnaît pas de cultes » et pose dans le même temps le principe de liberté de culte – comme cadre légal de cette reconnaissance, constamment rappelé aux représentants de l’islam, même si certains acteurs politiques 2 appellent à sa révision. Les dix années qui mènent à la constitution du CFCM ont aussi soutenu un effort de « connaissance » des diverses composantes de l’islam français de la part des pouvoirs publics qui en font le relevé et entament avec elles un dialogue intense et parfois conflictuel. Relayée par les médias dans la sphère publique, cette mise en avant de l’islam comme religion face à laquelle (et avec laquelle) l’État « devait » s’engager, a fait émerger une sorte de relation privilégiée, passionnée ou apaisée selon les moments, entre la République et l’islam. Cette reconnaissance politique de l’existence d’un Islam français, au sens où les pouvoirs publics prennent acte de sa présence, donne lieu à de nombreuses polémiques sur la place de l’islam en France et plus largement sur les effets de cette reconnaissance politique sur la recomposition des relations entre République et religions. En effet, la procédure de constitution du CFCM a théoriquement pour dessein 1 – de rattraper le décalage historique par rapport à d’autres cultes en soutenant une population musulmane qui dispose de peu de moyens matériels pour organiser ses pratiques collectives et pour qui les discussions avec les pouvoirs publics aux niveaux national et local sont souvent difficiles. La construction de mosquées, la formation et le statut des imams, l’institution de carrés musulmans dans les cimetières, l’organisation et la gestion du marché de la viande hallal, les régulations autour du sacrifice annuel du mouton sont autant de questions de gestion du culte qui peuvent être posées à cette nouvelle instance ; 2 – d’identifier et faire émerger un interlocuteur, quitte à créer un « islam officiel », qui une fois installé dans sa fonction de représentation du culte, devra trouver de lui-même sa voie dans les négociations avec les fidèles et les pouvoirs publics. En lui offrant ainsi une visibilité publique, cette sortie de l’islam « des caves et des garages », une expression qui traduit les conditions souvent précaires de l’exercice de l’islam en France, est une forme de reconnaissance politique mais aussi d’intégration d’une partie de la population d’origine musulmane dans une procédure transactionnelle avec les organisations musulmanes ; 3 – pour l’État français mais aussi la société civile, mettre en place le CFCM c’est créer un « Islam français », c’est-à-dire définir et intégrer l’islam dans le cadre de la nation, lui donner des frontières nationales et citoyennes 3 mais lui permettre aussi de s’exprimer au-delà, en particulier dans le monde musulman, en lui concédant un rôle politique, parfois implicite et instrumentalisé, de médiateur transnational avec l’islam étranger.
Le processus de reconnaissance : l’entrée de l’islam à la table de la République
3 L’absence doctrinale de clergé en islam rend la création d’une instance représentative de l’islam difficile, mais possible. Des représentants cléricalisés par les pouvoirs politiques ou par l’effet de leur propre charisme jouent le rôle d’autorités religieuses dans le monde musulman ; ils souffrent cependant d’une instabilité institutionnelle, une instabilité et une fluidité souvent contenues par des États qui peuvent user d’autoritarisme dans ce domaine. D’où la difficulté : comment faire émerger une instance représentative dans un cadre démocratique comme celui de la France, où il serait difficile d’imposer de manière autoritaire une instance qui aurait pour fonction d’être l’interlocutrice des pouvoirs publics sur la question du culte musulman ? Il aura fallu la convergence de plusieurs facteurs pour y parvenir : le lancement d’un processus audacieux en 1999 par J.-P. Chevènement, la volonté active et l’investissement personnel d’un ministre de l’Intérieur, N. Sarkozy, qui a fortement encouragé une partie des organisations musulmanes, parfois de manière autoritaire et politicienne, à organiser l’institution représentative de leur culte sur une base démocratique ; la prise de conscience par les leaders des grandes organisations musulmanes en France que leur absence dans une consultation ardemment voulue par les élites au pouvoir ne pourrait que les marginaliser ; et les effets du 11 septembre 2001 qui ont poussé les différents protagonistes de cette construction institutionnelle à réguler l’islam à leur avantage et à en maîtriser les manifestations, perçues comme perturbatrices de l’ordre laïque.