1. Dès ses débuts, la culture occidentale exprime une sorte de fascination à l’égard d’un noyau mythique dont elle reproduit le récit, voire parfois seulement l’esquisse, la crainte, ou le rêve : l’histoire d’un homme qui se trouve en face d’un autre lui,même, ou de celui qui rencontre une copie de la personne qu’il croit rencontrer. Cet embryon a eu la capacité de se développer dans les formes les plus disparates : de la pure fiction narrative à la réflexion philosophique, de la poésie à la religion. Raconter l’histoire – ou du moins une histoire possible – de ce noyau mythique est précisément le but que je me fixerai au cours de mes leçons. Aussi singulier qu’il y puisse paraître, en effet, personne ne s’est jamais vraiment attaché à reprendre les traces du parcours suivi par le ‘double’ dans les nombreux territoires dispersés qu’il a traversés.
2. Nous rencontrons pour la première fois – naissance du double ? – ce noyau au moment où il informe certains épisodes de l’Iliade. Par exemple, au cinquième livre, Apollon use d’un éidolon pour ‘doubler’ Enée, qui a été blessé, et le soustraire à la furie de Diomède, déchaînant un terrible combat autour de ce simulacre ; au vingt-et-unième livre, nous retrouvons Apollon, qui prend directement l’identité et l’aspect d’Agénor pour le sauver d’Achille, bien trop fort pour lui. Il vaut d’ailleurs la peine d’ajouter que ce procédé d’un dieu ou d’une déesse prenant les traits d’un mortel, le ‘doublant’ de la sorte à son insu, est très commun dans les poèmes homériques. Mais ces épisodes d’Homère sont loin de ne représenter que de fascinants moments narratifs : ces éidola que créent les dieux pour tromper les mortels, les formes humaines qu’ils prennent pour interagir, masquent en fait des questions comme celle-ci : quelle valeur accorder à ce que possède l’homme, si un inconsistant éidolon a le pouvoir de déchaîner les mêmes massacres, les mêmes désolations, que des causes ‘réelles’ ? Et surtout quelle est donc l’identité des dieux quand ils se manifestent aux mortels sous les traits d’un homme ou d’une femme ? Sont-ce encore vraiment ‘eux’ – Apollon, Athéna, Aphrodite… – ou sont-ils l’homme (la femme) dont ils ont emprunté les traits ? Ou les deux ?
3. Restons en Grèce, l’étape suivante de cette histoire – histoire du double ? – nous mène à la tragédie, celles d’Hélène et des Bacchantes d’Euripide en premier lieu : le rapt d’Hélène par Pâris et l’arrivée de Dionysos dans la ville de Thèbes y prennent les contours inquiétants de la rencontre avec le ‘double’, l’illusion, le fantôme. Tels sont les ‘grands textes’ à travers lesquels l’Athènes classique a donné une dimension scénique à notre noyau ; nous n’en devons pas pour autant oublier les innombrables segments mythiques qui nous parlent du ‘double’ dans les contextes les plus disparates : on en trouve de rapides allusions dans les odes de Pindare, ou dans les fragments des poèmes cycliques, présentant Zeus sous les traits d’Amphitryon pour séduire Alcmène, ou Iphigénie remplacée sur l’autel par un ‘double’ aérien, ou encore les vains efforts de Jason ou d’Ixion pour séduire le nuage qu’ils prennent pour Héra ! puis viennent les récits dont Hérodote voudrait accréditer la valeur de ‘faits historiques’, comme celui d’Ariston, ou les légendes locales, comme celle de Théogènes, les résumés des scoliastes ou des mythographes… tout se passe comme si le noyau mythique d’où nous sommes partis avait maintenant explosé – fragments du double ? –, se dispersant en mille directions textuelles différentes. Quelques-unes d’entre elles pointent directement vers l’avenir, et souvent leur trajectoire est des plus imprévisibles : un échange d’identité épargnera au Christ des gnostiques (et donc de la tradition islamique) la honte de la croix – c’est en effet Simon de Cyrène qui mourra sous les traits de Jésus, tandis que sous les traits de Simon de Cyrène, Jésus se moquera de ses bourreaux –, cette scène troublante nous fait revivre l’astuce toute puissante d’un Zeus prenant l’apparence d’Amphitryon pour séduire Alcmène, les illusions d’optique suscitées par Dionysos dans le palais royal de Penthée, le dédoublement d’Hélène pour la mettre à l’abri du déshonneur que voudrait lui infliger Pâris ; et ainsi de suite.