J.M.G. Le Clézio, écrivain de l’Afrique

1. S’il n’est pas un auteur africain, l’identité de J.M.G. Le Clézio est particulièrement fluctuante, entre Afrique et Occident. Son histoire personnelle témoigne de l’ambiguïté de sa situation : citoyen britannique, il va découvrir, dès l’enfance, l’Afrique et sa colonisation. Son écriture (qui se déploie dans la langue du colon) en reste marquée et se trouve en quelque sorte chargée d’une fonction testimoniale. L’écriture devient elle-même fluctuante, entre deux mondes. De la culture orale à la production écrite, c’est un parcours complexe qu’effectue Le Clézio. Nous centrerons notre étude sur la notion de passage, sur les adaptations qui sont faites pour rendre l’oralité de l’Afrique. Pour Paul Zumthor (1983 : 35), dans sa définition de la littérature orale, l’oralité est le lien entre la voix et le langage. C’est ce qui traduit le caractère charnel de la voix, son ancrage dans un corps. Pour lui, il y a un message supplémentaire au contenu manifeste qui réside dans la voix. Le sens passe par les sonorités du texte. Il reprend la définition donnée par Marcel Jousse des particularités des genres littéraires oraux : la primauté du rythme, la subordination de l’oratoire au respiratoire et de l’action à la manifestation. Nous allons voir dans quelle mesure il est possible de dire qu’une voix du texte se met en place dans les textes d’un écrivain qui témoigne d’un attrait pour les cultures de l’oral, pour un univers non-écrit.

2. Quels choix d’écriture Le Clézio fait-il pour mettre en mots cette culture orale ? Nous verrons qu’il s’agit principalement d’un appel à une multiplicité de formes pour traduire la pluralité des modes d’expression africains. Cette étude se fondera sur des récits très différents qui ont pour cadre l’Afri«que, comme Désert, Onitsha, Gens des nuages, Maroc ou qui se réfèrent à cette tradition de l’oral comme le recueil de nouvelles Mondo et autres histoires.

3. Nous verrons dans un premier temps dans quelle mesure la parole africaine retenue répond à la quête leclézienne du sens du mot. Puis, dans l’optique d’une écriture de l’oralité, nous nous attacherons à l’idée d’une sonorisation du texte. Enfin, nous envisagerons en quoi cette mise en mots des cultures orales est un moyen de faire passer une critique sociale, de faire entendre la voix anonyme de ces peuples, « la voix des derniers hommes libres » .

1. La parole retenue ou comment recréer le mot

4. La parole retenue est un élément essentiel dans la poétique leclézienne. Dès son premier texte, Le Procès-verbal, l’écrivain s’attaque au mot, le met en procès, il souligne son incapacité à dire. Dans Le Livre des fuites (les titres expriment ce questionnement), il s’interroge : « Comment échapper au roman, comment échapper au langage ? ». Cette mise en question du verbe est l’occasion d’explorer sa force poétique, de redécouvrir son pouvoir de suggestivité. Le Clézio situe ses récits dans des lieux de culture orale comme l’Afrique ou le Mexique. Il souligne la croyance de ces peuples dits « primitifs »  en la force magique des mots. Leur importance dans les incantations des guérisseurs en est la preuve. En comparaison, les mots de l’Occident lui paraissent futiles et impropres à la communication. Dès lors, mieux vaut les fuir.

1.1. Le silence

5. Le Clézio s’attache à laisser le temps aux images d’apparaître, aux mots d’agir, notamment par le silence. Celui-ci advient du rythme même de la phrase, de sa scansion. Pour Jacqueline Michel (1986 : 1), écrire serait « le désir créateur démesuré de forcer les limites » , de parvenir au seuil du silence. Le silence lu est un contrepoint de la réalité sonore, un lieu de réflexion sur soi. Pour Le Clézio, « tout ce que l’on dit ou écrit, tout ce que l’on sait, c’est pour cela, pour cela vraiment : le silence »  (L’Extase matérielle, p.268). Il devient le but de l’écriture. Aller au-delà des mots, leur redonner un sens, passe par ce questionnement sur le silence. Comment appréhender le choix de l’Afrique ? Ce lieu de culture orale est-il aussi celui du silence ? L’œuvre est la quête d’un lieu originel où le langage serait en parfaite communion avec le monde. Le silence serait le mode de cette rencontre. L’écrivain cherche à entendre « le silence terrestre »  (L’inconnu sur terre, p. 257) qui absorbe les bruits de l’homme.

6. Le désert s’impose comme le lieu de cette révélation. Il est celui des origines, il s’impose comme un infini de silences. Son image, omniprésente dans l’œuvre de Le Clézio, symbolise la quête du silence, de l’origine. L’écrivain vise une langue spontanée, vivante, semblable au souffle du vent du désert. Dans Désert, il souligne l’harmonie qui existe entre les Hommes Bleus et leur milieu, « Ils étaient nés du désert. […] Ils n’auraient pas pu parler. Ils étaient devenus, depuis si longtemps, muets comme le désert, pleins de lumière » (Désert, p. 8). La parole futile est abandonnée. Cette lumière du désert qui irradie les hommes est une révélation, elle remplace les mots. Dans Les Bergers, le Clézio présente le désert comme un endroit où la parole doit être réduite au minimum, il n’y a pas de superflu, « C’était un endroit où on ne devait pas poser de question » (Mondo et autres histoires, p. 256). Le silence du désert est alors envisagé comme ce à quoi on parvient après des efforts, après une forme d’ascèse du langage. Cette parole absente, ce mutisme suggéré ou imposé par la nature devient un leit-motiv dans l’œuvre, elle est un idéal à atteindre, en opposition aux mots de l’Occident qu’il faut fuir. Ces derniers sont décrits comme une salissure : « C’était comme s’il n’y avait pas de noms, ici, comme s’il n’y avait pas de paroles. Le désert lavait tout dans son vent, effaçait tout »  (Désert, p. 13). Le désert purifie par son silence. Le mot est alors envisagé dans une poétique de la trace où, à peine prononcé, il est immédiatement effacé, enseveli. La contemplation et le recueillement permettent d’accéder au silence. Autre lieu de silence, dans Onitsha, le fleuve : « Sur le fleuve, on ne parlait pas. On glissait seulement entre l’eau et le reflet éblouissant du ciel »  (Onitsha, p. 101). Qu’il s’agisse du désert ou du fleuve, ces lieux sont coupés du reste du monde, marginaux, l’homme s’y retrouve seul face à lui-même.

  • 1  Souligné par nous ainsi que dans toutes les citations qui suivent.

7. Le Clézio parvient au silence par des moyens très différents. Ainsi, dans Le Procès-verbal, il expérimente des techniques comme le collage, l’insertion d’extraits de journaux ou la création d’un texte elliptique. Cet appel à des techniques extérieures à la littérature met en cause le langage lui-même, lui signifie l’existence d’autres modes d’expression. Un procédé similaire est appliqué dans Onitsha avec la reproduction du symbole itsi, gravé dans la peau, sur le front des Umundri (ibid., p. 87). Cette incursion d’un dessin dans le texte impose le silence des mots et un autre mode d’expression. Il ne s’agit pas d’art, mais d’un signe de rattachement à une communauté, « le signe gravé dans la peau des visages des hommes, comme une écriture sur la pierre »  (ibid., p. 88)1. Tout contribue à la construction du sens, les mots, les dessins, la mise en page, les blancs typographiques. L’écrivain met en place des alternatives au langage. Les personnages considèrent parfois eux-mêmes que les mots ne signifient plus ou peut-être pas assez, alors ils s’en inventent un qui leur est propre. Ainsi, dans Onitsha, les deux enfants communiquent par geste. Le silence advient également lorsque la parole se dérobe à une compréhension immédiate de son sens. C’est le cas des aphorismes ou du vocabulaire étranger non-traduit, que nous étudierons par la suite. Le Clézio met en place un texte qui se cache, qui résiste. La parole doit susciter des questions pour être efficace, elle ne doit pas être accessible immédiatement. Le silence est ce qui est au plus proche de l’écrivain, son intimité avec les mots.

8. Le retour à l’oralité du mot s’impose comme une dénonciation du mot écrit, vide de sens. L’écrivain recherche un langage capable d’exprimer une saisie intuitive et immédiate du monde. Le silence est alors envisagé comme le signe d’une ouverture en ce qu’il est une prise de distance par rapport au sens. Pour Michèle Labbé (1999 : 226), « dans l’œuvre de Le Clézio, le silence parle » . Le silence s’impose comme un moyen de révéler les mots.

1.2. Ecrire l’impossibilité des mots à dire, redonner un sens aux mots

9. Le Clézio dénonce le vide des mots. Le choix d’un peuple à la culture orale se trouve expliqué, le mot y est éphémère, il s’efface à peine après avoir été prononcé. Dans les sociétés africaines, les savoirs et les rites sont transmis par la tradition orale, la nécessité de tout consigner par écrit n’existe pas. Pourtant, dans une culture orale, le mot n’est pas pour autant renié puisqu’il permet la conservation de la mémoire collective.

10. Le Clézio condamne le « bruit »  des mots qui s’évertuent à vouloir signifier. Le texte résiste, privilégie une marge de silence. Celui-ci est une liberté prise par rapport au carcan des mots. Il est un espace de réalisation de ce que les mots ne peuvent transmettre et permet de redonner progressivement un sens aux mots, d’atteindre une langue vive et vraie. L’écriture se réalise alors dans des formes allusives, elle efface ce qu’elle dit en même temps qu’elle le dit. La mise en page de Désert témoigne de cette volonté de parvenir à la quintessence du langage : le récit des nomades se fait sur une colonne qui occupe la moitié de la page. Ce rétrécissement symbolise à la fois le chemin des Hommes Bleus et la disparition progressive de la langue au profit de l’espace blanc qui domine la page. Des espaces de non-dit se créent à partir de ce que le narrateur ne peut ou ne sait pas dire. Le Clézio ne cherche pas à produire un effet stylistique, mais plutôt à atteindre une vérité de parole. Il condamne le style qu’il considère comme un mensonge. Il vise une langue spontanée, vivante, semblable à un souffle. Il se rapproche en cela des traditions orales et de leur immédiateté. Le mot est étudié dans ses différentes dimensions, il est scandé, déployé. Dans Désert, un personnage parvenu après une longue marche au tombeau de Ma el Aïnine, le guide spirituel, ne parvient à dire que quelques mots qu’il répète inlassablement : « Il parlait, tantôt à voix pleine, tantôt en murmurant et en chantonnant, la tête se balançant, répétant toujours ces simples mots : « Je suis venu, je suis venu »  (Désert, p. 29). Ces mots sont proches de la psalmodie. Le Clézio met l’accent sur le caractère incantatoire de la parole africaine, les mots sont limités, resserrés, mais la voix est modulée, c’est elle, plus que les mots, qui porte le sens. La voix est déployée dans tous ses états.

Catherine Kern

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