Et c’est ainsi que l’écrivain est grand

On imagine communément que, pour écrire un roman, l’écrivain – un brin désespéré – s’assied à son bureau avec sa liste de personnages, sa liste de thèmes, sa liste de bons mots ou de formules heureuses, un cadre pour son intrigue, et qu’il essaie à tout prix de relier tous ces éléments, nourrissant, au passage, sa poubelle d’épaisses boulettes de papier.

Au-delà de cette image, il y a deux écoles. Celle de Nabokov, qui parle de l’inspiration comme d’une «palpitation» (ce qui n’étonne guère de la part de notre chasseur de papillons). Une palpitation ou un éclair, une sorte de reconnaissance de la part de l’écrivain qui se dit : «Voilà quelque chose sur quoi je peux écrire.» L’approche demande une délicatesse absolue. Malmené, le sujet risque, en effet, de tomber en poussière comme l’aile de l’insecte avant même d’avoir été épinglé par l’artiste entomologiste. C’est qu’il est parfois si ténu : une situation, une réflexion, un souvenir, un soupir, une silhouette qui se détache dans une gare…

Et puis, il y a l’école cavalière de Martin Amis, qui estime que le romancier entreprend un voyage et que l’intrigue, telle qu’elle est, tôt ou tard se déplie. L’écrivain doit se fier ici à son intuition. Il doit choisir «entre deux chemins de terre apparemment identiques» qui semblent à l’auteur également stériles.

Ces deux approches sont tirées du second volume des entretiens parus dans la Paris Review (1). «Des objets d’émerveillement qui ont construit ma première et plus intense perception de ce que c’est que d’être un auteur», écrit Jonathan Lethem non sans raison. On trouve dans ce livre, outre les deux romanciers cités, Paul Bowles, Truman Capote, Jeanette Winterson, Ian McEwan, Jorge Luis Borges, Isaac Bashevis Singer, Marguerite Yourcenar, William Faulkner… Il n’y a pas un entretien qui ne donne à penser. Pas de gras, pas de propos inutiles.

Les auteurs n’y parlent pas seulement du processus créatif en évitant toute cuistrerie, toute doxa, toute affèterie… Ils se livrent. Lorsque Singer laisse échapper : «Rien ne nous sauvera» – lui qui, dans chacune de ses histoires, laisse entendre qu’il y a un Dieu, que ce monde et cette vie ne sont pas tout -, nous restons sonnés. De même lorsque William Faulkner nous assène : « Tout jeune écrivain qui suit une théorie littéraire est un fou », ou lorsque Jeanette Winterson nous murmure à l’oreille : «On ne peut pas gagner dans les paris de l’art car il y a toujours quelqu’un en colère contre vous.»

Joseph Macé-Scaron

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