Par Patrice van Eersel
- Hassan Zaoual – DR.
La première fois qu’Hassan Zaoual s’est retrouvé chez lui, au Maroc, au début des années 80, avec ses diplômes d’économie délivrés par l’université française, ce fut un choc : la réalité de son pays natal ne correspondait en rien à ce qu’on lui avait appris et il eut grand mal à y retrouver notamment les schémas néo-libéraux.
Schématiquement, il constata (et cela ne fit ensuite que se confirmer, au Maroc et ailleurs en Afrique) que le capitalisme n’est pas capable de provoquer le “décollage” de la grande majorité des pays pauvres, dont il ne fait que disloquer les tissus sociaux et économiques traditionnels, les maintenant au mieux en état d’assistés, dans un jeu masqué de simulations de développement, de rentes stériles et d’ersatz de progrès.
L’économiste chercha donc fébrilement des repères réels. Comment diable survivaient ses compatriotes ? Il dut alors constater que si les peuples du Sud survivent, dont ses compatriotes marocains, ce n’était pas grâce à l’“aide” du Nord, ni à une intégration au système mondial, mais parce que ces peuples produisent, consomment, épargnent et investissent à leurs façons, à l’intérieur de réseaux et de structures dont les théoriciens du Nord ne savent trop que dire et qu’ils qualifient volontiers, en vrac, du terme vague d’économie informelle. Cette expression fourre-tout, Hassan Zaoual finit par se rendre compte qu’elle désigne tout bonnement le mode d’existence d’une énorme partie des populations mondiales – peut-être la moitié de l’humanité -, qui ne doivent leur survie qu’à une myriade de micro-activités, mini-arrangements ou nano-échanges, très divers mais présentant un trait commun essentiel : ces actes sont ancrés dans une réalité locale, un lieu, une base, Hassan Zaoual va bientôt dire “un site symbolique”, élaborant sa théorie de l’Homme situé, dont les décideurs mondiaux feraient bien de tenir compte, dans l’intérêt général de la planète. La vie, elle, dans sa luxuriante biodiversité, s’avérant clairement située ! Qu’est-ce qu’un site ?
En théorie, l’économiste marocain le définit par trois points : 1°) une “boîte noire” irrationnelle, contenant des mythes fondateurs, des divinités, des croyances, des souffrances, des épreuves endurées, des révélations, des révolutions, des influences subies ou adoptées : sans cette boîte noire, on ne peut rien comprendre, bien qu’elle soit en grande partie non-dite ; 2°) une “boîte conceptuelle”, contenant notamment un modèle socio-économique, qui dépend des ressources locales et des modes culturels du lieu (agriculture, commerce, pêche, artisanat, services divers organisés suivant un mode féodal, ou patriarcal, ou matriarcal, ou pré-bourgeois, etc.) – inconsciemment, ce modèle dépend de la boîte noire ; 3°) une “boîte à outils”, qui correspond à des techniques locales, applicables aussi bien à la vie familiale que sociale, ou professionnele : le patrimoine de la boîte à outil est le véritable trésor du site, son know how particulier.
Mais laissons la parole à l’intéressé, qui intervient ici, en 2005, dans le Palais Bâtha de Fès, lors des Rencontres que le maître soufi Faouzi Skali organisa, plusieurs années durant, parallèlement au Festival des musiques sacrées qu’il avait fondé, une dizaine d’années plus tôt. Avant lui se sont exprimés deux autres intervenants : le Néo-Zélandais Mike Moore, alors secrétaire général de l’Organisation Mondiale du commerce, pour qui le marché libéral est le meilleur outil possible pour gérer les intérêts collectifs de l’humanité ; le Thaïlandais Sarak Sirawaksa, maître d’un monastère bouddhiste, partisan d’un retour aux justes valeurs de la Tradition et farouche adversaire des dégénérescences marchandes du monde contemporain.
Le modèle capitaliste ne sait pas décrire la réalité du Sud
Hassan Zaoual : “ C’est tout-à-fait intéressant qu’il y ait une pluralité de points de vue. Toute science ou connaissance qui devient un système uniforme s’écroule. Nous sommes donc heureux que monsieur Moore tienne un point de vue et que notre ami thaïlandais en tienne un autre. Je suis personnellement sûr qu’il doit y avoir un cheminement intermédiaire entre l’efficacité et la spiritualité. Concernant la pauvreté, je partagerais plutôt le point de vue bouddhiste : c’est un mythe de lutter contre la pauvreté dans le cadre d’un système qui multiplie les besoins à dessein et à profusion. Je suis moi-même professeur dans un département de marketing, et nous initions les étudiants à vendre plus. Souvent, ils viennent nous voir en disant qu’ils sont motivés par le marketing, parce que c’est une discipline relationnelle, qu’ils sont en contact avec les gens, etc. À chaque fois, je leur pose une question éthique simple, je demande : “Si vous vous retrouvez en face d’un client très endetté et que vous êtes chargé de faire du chiffre d’affaire, quelle sera votre réaction ? Allez-vous lui dire la vérité sur sa situation, sur son insolvabilité, sur les dangers de souscrire un emprunt supplémentaire, sur les risques du surendettement, ou éventuellement sur les défauts du produit ?” Je mets volontairement ces jeunes en situation de dilemme. Et la plupart m’avouent : “Mais, monsieur, je ne pourrais pas faire autrement que de pousser ce client à s’endetter davantage. Je préfèrerais, personnellement, lui dire la vérité, mais j’ai un emploi à conserver, un chiffre d’affaire à tenir, je suis dans une mégamachine, avec des contraintes qui me dépassent, etc.”
“ On ne peut nier que l’économie de marché soit basée sur les principes de base de la concurrence, de l’accumulation, du profit, des parts du marché et de l’extension de ce dernier. Rappelons par ailleurs que, dès le XIXème siècle, les économistes libéraux mettaient en évidence le fait que l’économie anglaise évoluait vers l’état stationnaire, parce que les îles britanniques étaient limitées en terme de ressources. Les Anglais avaient d’abord dû faire violence aux Écossais et aux Irlandais, pour transformer leurs terroirs et les amener à produire des biens pour leur industrie manufacturière. Mais cela ne suffisait plus. Plusieurs peuples britanniques durent donc émigrer, pour aller coloniser l’Amérique, l’Australie, la Nouvelle Zélande (où est né monsieur Moore), afin de trouver de nouvelles ressources et lutter contre la baisse des profits. On peut affirmer que le colonialisme a constitué une phase inhérente à l’économie de marché.
“ Vint alors une question, que le Mahatma Gandhi fut l’un des premiers à poser : “Pour développer l’Angleterre, il a fallu coloniser toute la planète. Que faut-il pour développer l’Inde ?” Aujourd’hui, nous pouvons facilement étendre la problématique à la Chine qui, avec son milliard trois cent millions d’habitants, connaît depuis peu un taux de croissance exceptionnel, qui laisse prévoir une formidable accélération des tensions, des pressions et des conflits autour de ressources naturelles de plus en plus rares. Les écologistes, qui sont aujourd’hui à même de raisonner en termes économiques, nous disent abruptement que si toute la planète veut vivre avec le niveau de vie des pays capitalistes, il faut quatre planètes supplémentaire pour les approvisionner.
“ Globalement, le système dans lequel fonctionne le monde actuel mène donc forcément à la guerre. Est-ce à dire qu’il nous faut raisonner en dehors de l’économique ? Évidemment pas, mais il nous manque un principe d’harmonie fondamental. Voilà pourquoi nous avons besoin d’un nouveau paradigme. Un paradigme de la civilisation de la diversité, dans lequel l’économie ne commanderait plus la société, mais où se produirait l’inverse. Les sociétés humaines doivent “encastrer” l’économie, l’intégrer, faisant en sorte que, si par exemple des opérations “rentables” se présentaient, qui risqueraient d’induire des dégâts écologiques, humains ou culturels, ces opérations soient abandonnés. C’est ce que l’on pourrait appeler l’éthique du paradigme de la diversité, définissant un monde où toutes les cultures pourraient participer au dialogue international. Qu’il s’agisse des Inuits, des Aztèques, des Chiapas, des Hmongs, des multiples types de Berbères du Maroc, des Marocains ou des peuples africains dans leur ensemble, chaque lieu de la planète devrait voir son point de vue respecté. Idéalisme ? Pas tant que ça, dans la mesure où c’est ainsi que fonctionne réellement le monde, même si nous le nions. Comment fonctionne-t-il donc ? C’est que je me propose d’éclairer un peu avec vous.
Pourquoi Homo situs doit remplacer Homo œconomicus
“ La théorie des “sites symboliques d’appartenance” que j’ai développée montre que les projets économiques globaux, les modèles de gestion experts, le développement transposé tels que les conçoivent la Banque Mondiale, les FMI ou les institutions du commence international, ont globalement échoué. Ils n’ont fait que détruire les milieux qui recevaient ce “développement” de l’extérieur, sans leur donner la culture du capitalisme pour autant. Le pseudo-développement fonctionne comme une carrosserie sans moteur ! En Afrique, les économistes de terrain ironisent souvent sur le modèle de l’“ éléphant blanc ” (qui n’existe évidemment pas) : c’est un modèle qui détruit les identités et les savoirs-faire locaux, sans leur substituer de culture capitaliste, laissant juste du vide, du noman’s land. Car l’innovation, la création, l’impulsion continuent de se concentrer dans le Nord, États-Unis, Europe, Japon, alors que le Sud reste simple consommateur de signes techniques, les investissements les plus audacieux s’y avèrant pure consommation. Quand on achète des usines “ clés en tête/clés en main ”, on baigne dans l’illusion. Parce que le modèle économique formel qui préside à toutes ces démarches a été construit de l’extérieur, sans tenir compte des sites. J’y viens donc…
“ Je prétends que l’être humain ne peut fonctionner qu’à partir d’un site symbolique. Le site symbolique, ce sont des croyances, des pratiques, du sens. À l’échelle de la planète, de tels sites, il y en a des milliards ! Un village, un quartier, une ville, une région peuvent être des sites symboliques. Une entreprise aussi. Tous ceux qui disent vouloir lutter contre le fanatisme devraient prendre conscience du fait que, quand on ne respecte pas l’intégrité d’un site, celui-ci développe de l’intégrisme !
“ Tout part d’un constat, obtenu après observation des faits et des expériences : les seules économies du Sud qui fonctionnent sont informelles. Les économistes occidentaux les qualifient volontiers de “secteur non structuré”. Pourquoi ? Parce qu’ils y projettent leurs propres structures… et ne les retrouvent pas. Les “économies informelles” prolifèrent en effet sur des échelles microscopiques – c’est l’artisanat, c’est l’économie du quartier, voire du pâté d’immeubles, c’est le troc, c’est le marché noir, c’est une foule de “combinazzione” et de trafic local, bref, c’est le tissu des réseaux dans lesquels naissent, vivent et meurent la plupart des humains du Sud de notre planète ! Dans ces univers-là, le comportement économique des gens ne répond pas au modèle standart de la rationnalité économique, basée sur la maximalisation du profit. Il nous faut bien constater qu’un autre modèle se dégage de la réalité. Je prétends que si ce modèle fonctionne, vaille que vaille, c’est parce qu’il est “situé”. À l’inverse, l’aspect profondément mortifère et dangereux des flux financiers et marchands qui balayent la planète en une fraction de seconde, sous nos yeux, en ce moment même, c’est qu’ils ne sont de nulle part et ne correspondent plus au moindre site symbolique.
“ Prenons le cas d’un petit entrepreneur de Fès, le site symbolique où nous nous trouvons présentement. Cet homme habite un territoire au sein de la médina, en relation avec sa famille, son clan, son réseau, sa corporation. Dans son site symbolique, il remplit toutes sortes de fonctions : il est producteur, éducateur, accompagnateur… Nous l’avons définit comme un entrepreneur, mais cela n’exclut aucune de ses autres définitions humaines. Et son fonctionnement professionnel lui-même peut intègrer une foule d’éléments qui, dans le monde capitaliste, lui demeureraient étrangères : l’humanité de ses ouvriers, par exemple, ou l’affectivité de ses clients, mais aussi l’écologie de son activité et des multiples inter-relations que celle-ci peut engendrer. C’est un univers qui fonctionne en intégrant l’ensemble des données en aval comme en amont. Savez-vous que, traditionnellement, les artisans de la médina de Fès avaient l’habitude de se réunir pour déterminer le “juste prix” des objets, non seulement en fonction de l’offre et de la demande, mais aussi de tous les tenants et aboutissants de leurs productions : un objet nécessitant que l’on abîme une forêt ou que l’on pollue une rivière aurait forcément été hors de prix !
“ Là, l’éthique rejoint la technique, et l’économie la spiritualité. Cela signifie que les acteurs de ce que nos économistes appellent le “secteur informel” sont beaucoup plus experts que les experts internationaux. ! Leur site symbolique d’appartenance, plus ou moins invisible, plus ou moins imaginaire, imprègne tous leurs comportements, individuels comme collectifs, et les coordonne in situ. “ Joignant l’économique à l’écologique, au psychologique, au religieux, et retournant notre grille théorique en outil d’action, nous rejoignons à l’évidence l’approche de Muhammad Yunus, le fondateur de la célèbre Grameen Bank du Bengla Desh, fondatrice et championne mondiale du microcrédit. Ce dernier ne peut fonctionner que parce qu’il s’appuie sur des centaines de milliers de sites, qui fournissent aux micro-entreprises à la fois leur cadre, leur savoir faire et leur crédibilité financière. Si les clients de la Grameen Bank (à 90% des femmes) trouvent ainsi non seulement le financement de leurs activités économiques, mais l’axe de leur nouvelle existence, c’est parce qu’ils parlent de quelque-part : d’un site qui leur permet de se définir et se porte garant d’eux. Voilà pourquoi l’Homo situs doit remplacer l’Homo œconomicus, qui a fait faillite. À la différence de ce dernier, unidimensionnel et fragile, l’Homo situs est à la fois transdiciplinaire et écologique, traditionnel et futuriste.
“ Chaque site est singulier, même si l’on peut y découvrir des similitudes rencontrées dans d’autres groupements, voisins ou éloignés. Cette unicité fonde la diversité des multiples sites d’une région, d’une nation, d’un continent, voire de l’ensemble de l’humanité. La diversité est donc omniprésente et proliférante, en raison des échanges et du changement permanent. Car le site est forcément ouvert sur son environnement. Sa singularité se nourrit de ces diversités. Ces imbrications lui interdisent tout repli total et barrent la route à toute lecture uniforminsante de son passé et des ses propres traditions. Qui cherche la pureté, trouvera la destruction ! Cet avertissement est valable aussi bien pour le culturalisme statique que pour l’économisme réducteur, d’où les principes pluralistes de ce que l’on pourrait appeler la “sitologie”.
“ Le site contient naturellement un code de sélection qui institue des “douanes invisibles” quant au mixage des influences, alchimie secrète dont sont le théâtre les identités culturelles. Ainsi, les connaissances, les modèles, les théories et, plus concrètement, le savoir social sont fortement influencés par la “cosmovision” du site. Cette relativité suggère que chaque territoire a sa propre “boîte conceptuelle”, qui le guide dans ses pratiques quotidiennes. De cette profondeur surgit, à la surface des faits plus ou moins visibles, ce que j’appelle la “boîte à outils”. Celle-ci renferme son savoir-faire et ses modes d’exploitation de l’environnement. Et tout indique que ce savoir-faire est intimement lié à un savoir-être.
“ “Boîte noire”, “boîte conceptuelle” et “boîte à outils” sont enchevêtrés dans l’architecture du site comme lieu fondamental d’entente et de coordination entre ses adhérents. C’est notamment ce qui confère aux sociétés et aux économies africaines leur caractère d’organisation en grappes. À l’image de la “main invisible” qui, dans le modèle d’Adam Smith, régule la “somme des égoïsmes” de l’économie de marché, le site induit ses propres modes de régulation. Le marché n’est pas le seul mode d’échange possible. De ce point de vue, l’Homo situs encastre et dépasse l’Homo œconomicus et lui donne vie. Dans le monde réel, la solidarité, la réciprocité ou le don font aussi partie prenante de la condition humaine. Ces procédures tirent leur consistance des croyances collectives, “divinités locales” de la “boîte noire”, qui redistribuent les cartes. On peut le dire autrement : le site borne et déroute le capital ! Il en humanise les lois de fonctionnement et met ainsi en échec le travail de l’expertise rationnelle : d’un côté, sa nature sociale fait de lui un concept non-économique ; de l’autre, c’est une entité abstraite très utile pour montrer les raisons pratiques qui font qu’une structure productive “marche” ou “ne marche pas”. Ce paradoxe exprime son mystère et sa dissidence par rapport à la normalité tant recherchée par le système mondial.
“ Bien sûr (et malheureusement), la rationnalité économique ne parvient pas à saisir cet ensemble. C’est ce qui rend fous les économistes d’aujourd’hui, dès qu’ils abordent les “secteurs informels”. Nous avons une pensée “globale” qui n’a de global que le nom : elle est unidimensionnelle, purement économique, donc finalement pas si globale que cela. Elle ne pense pas la multiplicité des dimensions de la condition humaine. Elle se limite à la dimension instrumentale et utilitariste. On peut la qualifier de mythe. La globalisation elle-même, comme modèle unique, est un mythe.
“ Certes, aujourd’hui, suite au succès de la Grameen Bank, la Banque Mondiale et le FMI s’intéressent à leur tour aux microcrédits et aux microfinancements, qui intègrent justement les normes du milieu, les groupes de solidarité, les besoins spécifiques des sites. Non sans bonne volonté, ces grosses institutions aimeraient donc s’adapter à ce type de problématique. Ce qui explique leur soutien actuel aux ONG, à la coopération décentralisée, au développement local, etc. Hélas, ni la Banque Mondiale ni le FMI ne peuvent changer l’essence de leur logique profonde : même en s’ouvrant à ces nouvelles perspectives, ils restent campés sur leurs postulats fondamentaux. Ainsi, considérant notre petit entrepreneur informel de Fès, ils vont essayer de “l’aider” en supposant qu’il pourrait devenir un businessman plus important. C’est-à-dire qu’ils perçoivent son activité comme un embryon d’entreprise au sens capitaliste. Or, ce n’est pas le cas, puisque cet Homo situs – cet Homme de la situation réelle – conjugue plusieurs espaces de justification : il doit aider sa communauté, aider ses cousins, répondre à divers mécanismes de solidarité, à divers modes de coordination hors marché, qui font qu’il ne sera jamais un capitaliste. Le risque, si l’on ne change pas de lunettes paradigmatiques et si l’on ne comprend pas le sens implicite des pratiques locales, c’est d’installer des projets censés aider et qui, en fait, vont au contraire détruire toute capacité d’adaptation et d’innovation, capacité que n’ont certainement pas les élites stériles des pays supposés en “voie de développement” – ces dernières ne savent en effet faire qu’une chose : importer, importer, tout importer, l’expertise, les concepts, les institutions, tel un trou noir dévorant tout. Un buvard géant qui, de l’autre côté, produit en permanence de la dette.
“ Seuls les débris de ces paquets de développement aéroportés de l’extérieur parviennent en fin de compte à l’économie informelle qui, vous l’avez compris, est une économie beaucoup plus relationnelle que rationnelle. C’est pourquoi la question relève du paradigme et que j’ai remplacé l’Homo œconomicus, concept totem de la Banque Mondiale et des économistes, par l’Homo situs, l’homme de la situation : varié, variable, conjuguant plusieurs paramètres, beaucoup plus expert que l’expert et capable, quand on ne respecte pas son site, de phagocyter votre modèle et vos “projets”, dont il voit bien qu’il s’agit en fait de projectiles ! ”
Suit un échange entre Hassan Zaoual et le secrétaire général de l’OMC, ce dernier visiblement contraint d’entrer un tant soit peu dans la logique de l’économiste marocain…
Mike Moore : “ Je pense, monsieur Zaoual, que vous n’allez pas assez loin dans votre propre raisonnement. Vous évoquiez la Grameen Bank et ce génie qu’est Yunus, qui a réussi à proposer des prêts de moins de cent dollars, surtout à des femmes, cet homme mérite le prix Nobel. Ça marche ! Du coup, la méthode se répand dans le monde. Pourquoi ? Parce que nous apprenons. J’aimerais citer deux livres, d’un autre personnage qui mérite le Nobel : Les Mystères du Capital et le Projet Grameen dont l’auteur s’appelle De Sotto. Ce qu’il a fait : lancer des équipes sur des micro-projets – un taxi, une petite boutique, un atelier de couturière…. Ce qu’il a découvert : les gens jouent le jeu, ils sont réglo ! Se posent alors des questions de droits de propriété, d’accès à des niveaux que les acteurs habituels des économies informelles ne peuvent pas atteindre seuls, à commencer par les systèmes bancaires conventionnels. Ces deux idées, mariées ensemble, feront davantage pour le développement que tout le reste, même si vous ne pouvez pas oublier que les objectifs actuels du Millenium contre la pauvreté s’élèvent à plus de soixante milliards de dollars et que, si nous faisons ce que nous nous sommes promis à l’issue des négociations de Doha, nous rendrons aux pays en voie de développement une somme cinq fois plus importante. Vous avez beau dire : cela apportera aux pays pauvres beaucoup plus d’eau potable, d’écoles et d’hôpitaux que tout les économies informelles que vous voulez.
Quelqu’un, dans le public, intervient : “ Quels sont vos outils d’évaluation, monsieur Moore, quand vous dites : “Dans la plupart des pays, ceci ou cela va beaucoup mieux” ? Tous les exemples que vous nous avez donnés sont formidables, ma question concerne l’expression “la plupart”. Je suis de New York et je sais que nous faisons des tas de bonnes choses. Mais je sais aussi que l’essentiel de nos richesses et de notre argent ne va pas à l’éducation. Aux Etats-Unis, les écoles publiques sont dans véritable état de précarité et la pauvreté frappe une proportion non négligeable de mes concitoyens, tout comme dans de nombreux autres pays riches. Ma question est donc : quel paradigme nous permettrait d’assurer le minimum basique – eau potable, soins de santé, éducation – à tous les humains à l’échelle planétaire ? Telles sont les conditions minimales du bonheur, n’est-ce pas : survivre aux minutes qui suivent votre naissance, disposer d’eau potable, de bonne nourriture et dépasser l’ignorance par l’éducation. Comment faire ? ”
Mike Moore : “ Mes graphiques sont ceux de l’UNDP, de la Banque Mondiale, etc., et ils prouvent que la mortalité infantile a effectivement fortement baissé – sans quoi vous n’auriez pas tous ces enfants dans les rues de Fès ! Les systèmes de santé fonctionnent. Comment répondre à votre question ? Cela prendrait plus qu’un livre pour le détailler. Les gouvernements doivent investir. Je crois que l’État doit intervenir sur le marché, pour y promouvoir la santé publique, l’éducation publique, les services publics. Le plus grand progrès social, à Londres, a eu lieu quand la municipalité a décidé d’assurer un système que seule une coopération entre le public et le privé pouvait mettre sur pied. Les partenariats d’économie mixte ont été à l’origine des plus grands progrès sociaux. Mais l’initiative en revient généralement à l’État, qui doit absolument débloquer le budget ad hoc. Et si l’État préfère mettre plus d’argent dans les armements que dans la santé, l’éducation ou l’assainissement urbain, aucune institution internationale n’a le pouvoir de l’en empêcher. Il y a quelque chose de grotesque à voir certains des pays les plus pauvres du monde, aligner des armées redoutables. Mais là-dessus, je n’ai pas grand pouvoir… ”
Hassan Zaoual : “ À mon tour de vous inviter à prolonger votre raisonnement. Tous les économistes actuels, qui veulent simplement faire tourner le système du marché, finissent pas comprendre qu’ils ont besoin : de la complémentarité, de la coopération, du partenariat, de l’éthique d’entreprise, de la philosophie et finalement des sites symboliques… Quand on pousse le paradigme du développement, ou celui de la mondialisation qui est sa sœur jumelle, on voit bien, que l’économie pure débouche sur l’entropie, sur la dissipation d’énergie et sur le désordre maximal. Au bout du compte, l’économie refermée sur elle-même ne gagne pas sa vie ! Même elle, a besoin de ce qu’elle n’est pas. C’est pourquoi les meilleurs économistes d’aujourd’hui réfléchissent, par exemple, au rôle des institutions dans l’économie, avec leurs normes, leurs conventions, leurs chartes… Cela signifie que, même si l’on veut simplement faire de la bonne économie, je veux dire pratiquer un capitalisme intelligent, on a besoin de ne pas être économiste. C’est le paradoxe qui se trouve posé aux économistes. Il ne faut donc surtout pas avoir de complexe d’infériorité vis-à-vis des institutions internationales comme le FMI ou la Banque Mondiale : toutes dérivent d’une vision, matérialisent un paradigme, une manière de voir l’homme et la nature. Et cette manière de voir remonte à Descartes, qui disait : “ La connaissance nous rendra maîtres et possesseur de la nature. ” Ici, la nature est vue comme un réservoir d’énergie exploitable à merci – d’où les problèmes de pollution que nous connaissons.
“ De même, Francis Bacon, qui est un Anglais empiriste, lui répondait, dans la même perspective : “ Knowledge is power. ” La connaissance, c’est le pouvoir. On voit bien les similitudes anthropologiques et philosophiques entre le rationalisme français et l’empirisme anglais comme outil du capitalisme. Selon moi, la compétitivité et le “compétitionisme” émanent de là. Or, tout système qui s’uniformise sur un seul critère, que ce soit en biologie, en génétique, en physique ou en économie, s’écroule. Nous nous trouvons tous, actuellement, face à cette énigme. ”
Des énigmes, Hassan Zaoual en voit tapisser le subconscient de chaque site symbolique. Notamme par une porte… musicale, qu’il m’exposera plus tard, en apparté… “ Quand j’ai commencé à définir l’Homo situs, ou homme de la situation, il m’est arrivé de le percevoir comme un fin compositeur de musique. Contrairement à l’Homo economicus, il parvient à recomposer la réalité en fonction de son passé, de son site, il redécode le changement en cours et les influences extérieures : nous avons à faire à un univers non mécaniste, non linéaire – les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets. On peut investir de la technologie, de l’argent, ça ne donnera pas ce qui est escompté par la théorie. Pourquoi ? Parce que l’homme du site recompose de qui lui arrive du dehors, et ça nous donne de nouvelles pratiques, qui sont dissidentes, rebelles par rapport aux sciences, notamment économiques. “ La musique, comme le site, est fondamentalement immatérielle. Elle est organisation du silence. On le sent particulièrement dans les musiques sacrées : d’une certaine façon, ce qui compte est ce qui ne s’entend pas, ne se voit pas, l’indicible et l’inaudible, mais que l’on ressent comme sacré – y compris si l’on est athée -, jusqu’au fond de nos vibrations cardio-vasculaires ! Et nous nous retrouvons face à la définition de l’homme : peut-on le réduire à l’Homo œconomicus, réglé par un seul impératif, l’intérêt, l’accumulation, le profit ? Ou bien l’homme est-il autre chose, incorporant une partie de cela, mais avec aussi une part d’insondable, d’inconnu, de mystérieux ? Nous assistons tout de même à la fin des sciences rationnelles. Puisqu’elles ne peuvent pas nous guider, ni tout expliquer, on est bien obligé d’humaniser notre épistémologie. Et si on l’humanise, il faut bien reprendre des croyances, du sens, voire même des dimensions religieuses.
“ Les sites sont des subjectivités concrètes. Le site a une âme. C’est elle qui lui donne son sens commun, dans un milieu donné. Les membres d’un site symbolique s’y transmettent des croyances, des pratiques, des rituels, et leurs comportements gravitent autour de ce sens qui émane de l’âme du site. La question de savoir comment “donner une âme à la mondialisation”, comme le demandent les Rencontres de Fès, revient donc à se demander comment faire communiquer des sites différents, qui ont des âmes différentes, pour donner un sens multiple ?
“ Chaque peuple, chaque nation constitue un site en soi. Le site de la France, qui a pour devise “Liberté, égalité, fraternité”, ne peut pas être confondu avec un site-nation qui se définirait en disant : “Enrichissez-vous !” – ce qui correspondrait davantage à ce que j’appellerais les “démocraties de marché”, dont l’Angleterre, qui aimerait privatiser même son armée et sa justice (n’appellent-ils pas leurs services publics “regretable necessities” ?). Le site de la Chine est en pleine évolution. Son équation actuelle serait “ Mao + dollar + chaos” ; mais je pense qu’elle devra bientôt être complétée par un “Néo-Tao”, quand le miracle économique chinois révèlera sa part de mirage – pour des raisons écologiques et de conflits inévitables, les Chinois seront obligés de revenir aux valeurs taoïstes de leurs ancêtres, leur véritable site symbolique, qui contient une pluralité de sensibilités. On ne peut pas atteindre l’harmonie en restant purement masculin. Le Tao, comme le concept d’Homo situs, intègre la féminité !
“ Enfin, l’humanité toute entière constitue le plus grand des sites, la plus vaste des symphonies, constituée de l’intégration de toutes les musiques, de toute les “âmes” des milliards de sites. Et cette symphonie, pour devenir une orchestration de la diversité, capable de faire en sorte que les cultures s’interfécondent, se doit de faire participer tout le monde, sans que quiconque puisse prétendre avoir la vérité à lui tout seul, ni affirmer : “Ma religion, voilà ce que nous allons tous chanter !”, ou “La mélodie de la croissance, c’est le bonheur !”, ou encore “Ma partition technologique va résoudre tous les problèmes !” La symphonie mondiale doit être elle-même… située. ”
C’est bien là le problème. Le fait que l’économie mondiale repose de plus en plus sur des “bulles”, et donc qu’elle soit de moins en moins “située”, la met en porte-à-faux avec les aspirations des “milliards de sites symboliques” dont parle Hassan Zaoual. À court terme, ce décalage la confronte surtout à son support biosphérique. On dit les équilibres écologiques planétaires majeurs en grand danger. L’urgence de “situer” nos activités économiques et financières se traduit ainsi d’abord par la nécessité de rendre notre technosphère (l’ensemble de nos techniques) “biocompatible”. Est-ce à la portée d’une économie mondialisée ? Rien n’est moins sûr. En 1992, un industriel suisse, Éric (?) Schmidtheiny, prit l’initiative de rassembler, en parallèle à la Conférence écologique de Rio, ouverte aux ONG et aux États, un colloque d’entrepreneurs mondiaux, acceptant comme unique critère d’adhésion le fait d’étendre leurs gestions respectives sur vingt ans, c’est-à-dire sur une génération. Ordre du jour : tenter de visualiser la figure d’un capitalisme vert. Quelques dizaines de patrons répondirent à l’appel, dont l’Indien Tata et la Lyonnaise des eaux.
J’ai rencontré Schmidtheiny un an plus tard. Il n’était pas vraiment optimiste. Pour des raisons de fond. Ce qui est le plus directement menacé, aujourd’hui, sur notre planète, c’est la biodiversité. Or, même avec la meilleure volonté du monde, dès que des responsables capitalistes se rassemblent et planchent ensemble sur un dossier, quel qu’il soit, pour tenter de prendre les choses en main, leur démarche a pour résultat d’analyser, de rationnaliser et de standardiser, c’est dans la nature même de leur fonction. Et cela se solde automatiquement, au bout du compte, par une restriction de la biodiversité – la diversité des produits mis sur le marché ne servant en rien la cause à défendre.
N’y aurait-il donc rien à faire ?
“ Si, répond Hassan Zaoual, laisser faire, laisser agir les sites. ”
Mais ce laissez-faire-là n’est pas celui qu’aime le libéralisme au pouvoir : il ressemblerait plutôt à l’abstinence, ou au coïtus reservatus de la tradition tantrique, ou encore au wu weï de la Chine taoïste : le non-faire du sage.
Extrait de “Tisseurs de Paix“, Patrice Van Eersel, éd. Le Relié, 2005