“Combats avec Méduse”, d’Emmanuel Terray : Emmanuel Terray, anthropologue de combat

Impossible de ne pas aborder l’actualité quand on rencontre Emmanuel Terray. Nous évoquons d’emblée le Japon, la Libye et surtout la Côte d’Ivoire, où il a mené des recherches au début des années 1980. Quel rapport entre une catastrophe nucléaire et la crainte d’un afflux d’immigrés aux yeux d’un anthropologue africaniste ? Combats avec Méduse éclaire ces deux phénomènes d’un même constat : de même que les Grecs ne pouvaient regarder la tête de Méduse, même après l’avoir tranchée, sans être transformés en pierres, de même l’individualisme libéral ne peut voir en face la violence politique.

En 1996, Terray participa activement au collectif constitué autour des sans-papiers à l’église Saint-Bernard, partageant leur grève de la faim pour exiger la régularisation. Pour cet ancien syndicaliste, ami d’Etienne Balibard et d’Alain Badiou, c’était une nouvelle forme d’engagement, révélatrice de logiques sociales sous-jacentes. “Au début du mouvement des sans-papiers, se souvient-il, on invoquait surtout les droits de l’homme et la compassion à l’égard des exclus. De mon côté, je me suis demandé ce qu’étaient les sans-papiers dans la société française. Leur nombre est le même depuis trente ans, 400 000, et toujours dans les mêmes secteurs : BTP, hôtellerie-restauration, service à la personne, nettoyage, sécurité, etc. J’en ai déduit que les sans-papiers répondaient à une demande de travail dans les secteurs non-délocalisables : ils constituent une délocalisation sur place. La politique de non-régularisation a pour but de baisser les salaires en maintenant dans la peur ces travailleurs.”

Un texte intitulé “Nomades et sédentaires dans l’histoire, du Moyen Age à nos jours” reprend cette conclusion sur le temps long. Le capitalisme développe le pouvoir des nomades sur les sédentaires, parce qu’il pousse au maximum les forces de la rapidité, de la mobilité, de la résistance à la fatigue ; mais il s’accompagne de processus visant à reterritorialiser ces forces, dans des usines industrielles ou des systèmes de sécurité sociale. D’où la mauvaise foi des Etats capitalistes lorsqu’ils encouragent la main-d’oeuvre à circuler tout en limitant ses déplacements. Citant Toni Negri, mais aussi, sur l’autre bord, Mario Vargas Llosa, Terray souligne “la portée révolutionnaire des exigences portées par les migrants : elles reviennent à demander au capitalisme d’être fidèle à ses principes”.

Le Monde

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