Civilisation


Le mot civilisation est désormais employé au pluriel surtout, mais dans le langage courant tout au moins, on l’utilise encore au singulier pour désigner une certaine qualité dans les rapports sociaux et dans les rapports avec le milieu de vie. La civilisation est alors la qualité d’un groupe humain qui se mesure au respect des êtres et des objets dont ses membres sont capables. L’étymologie est instructive ici. Le mot latin civitas signifie cité. Il y a civilisation là où l’on trouve les qualités caractéristiques des bonnes cités: un respect des autres membres de la cité allant jusqu’à l’amitié et un respect semblable pour les monuments, les objets usuels, les vêtements, les rites.

On s’exclut de la civilisation quand, comme le fit Staline, on extermine des paysans par millions au nom d’un idéal abstrait de propriété collective ou quand on envoie au four crématoire, comme le firent les nazis, des êtres humains appartenant à une race déterminée. On s’éloigne de la civilisation quand on pratique l’excision sur le corps des femmes; on s’éloigne aussi là où l’on jette les objets usuels.

Employé par la suite au pluriel, il désigne dans ce cas des phénomènes qui se distinguent des phénomènes sociaux ordinaires par leur étendue dans l’espace. «Les phénomènes de civilisation, écrit le sociologue Marcel Mauss, sont ainsi essentiellement internationaux, extra-nationaux. On peut donc les définir en opposition aux phénomènes sociaux spécifiques de telle ou telle société : ceux des phénomènes sociaux qui sont communs à plusieurs sociétés plus ou moins rapprochées, rapprochées par contact prolongé, par intermédiaire permanent, par filiation à partir d’une souche commune.»

Un phénomène de civilisation est donc, par définition comme par nature, un phénomène répandu sur une masse de populations plus vaste que la tribu, que la peuplade, que le petit royaume, que la confédération de tribus. Ainsi les traits de la civilisation iroquoise sont communs à toutes les nations iroquoises, bien au delà de la ligne des Cinq Nations. Comme le rappelle de son côté Fernand Braudel, l’étendue dans le temps, la longue durée est aussi une caractéristique des civilisations.

Enjeux

L’emploi du mot civilisation au pluriel équivaut à une prise de position relativiste. Dire qu’il y a des civilisations équivaut à dire que ces civilisations s’équivalent. On revient toutefois au singulier dans des expressions comme civilisation industrielle. Dans les faits, la civilisation industrielle est devenue la civilisation, l’attrait universel qu’elle exerce en est la preuve. Comment faire en sorte qu’au lieu d’éliminer les civilisations traditionnelles là où elle s’impose, cette civilisation industrielle donne à celles-ci une occasion de se renouveler pour mieux s’affirmer? (J.D.)

Essentiel

Par amour de la diversité, on peut être tenté de glorifier toutes les formes de résistance des civilisations traditionnelles à la civilisation industrielle, sans se soucier de savoir si les civilisations traditionnelles en cause sont assez riches et vivantes pour assurer l’accomplissement des individus qui les composent.

La question d’un idéal de civilisation refait ainsi surface.

Il existe des groupes humains où l’on mange n’importe quoi, n’importe quand, n’importe comment et où l’on jette plats et ustensiles après usage. Il en est d’autres où l’on prend ses repas en commun, selon des rites favorisant la convivialité, dans le respect de la nourriture et des objets. De toute évidence, ces deux coutumes n’ont pas la même valeur. Comment les hiérarchiser, sinon en recourant au concept de civilisation ou à un autre concept ayant le même sens?

Respect d’autrui, respect des objets, voilà deux critères, transposables dans tous les domaines, sur lesquels il devrait être possible d’établir un consensus; deux critères dont l’importance est telle que la civilisation industrielle, dans la mesure où elle n’en tient pas compte, peut être assimilée à la barbarie. (J.D.)

Commentaires

 Vers l’idée de civilisation de l’universel chère à Léopold Senghor

Voici l’un des moments les plus émouvants du débat sur l’idée de civilisation: le sentiment de libération que Léopold Senghor, Aimé Césaire et leurs amis du mouvement de la négritude ont éprouvé quand est paru en français, en 1936, le grand livre de l’anthropologue allemand Leo Frobenius sur la  civilisation africaine.

L’extrait suivant d’un article de Abiola Irele constitue la meilleure introduction à cet événement. L’article, paru dans la revue Ethiopiques s’intitule «Réflexion sur la négritude». Après avoir rappelé que Hegel excluait le continent africain et toute la race noire de sa vision du processus historique, qu’à ses yeux l’Afrique ne pouvait pas participer au mouvement universel car elle était le lieu de la négation, du non esprit, le contraire de l’humain; après avoir évoqué les thèses, bien connues, d’Arthur Gobineau sur l’inégalité des races humaines, Abiola Irele nous ramène à l’aspect le plus important et le plus méconnu de cette délicate question:

«C’est à l’ethnologue français, Lucien Lévy-Bruhl, écrit-elle, que revient la distinction d’avoir voulu conférer l’autorité de la science aux lieux communs de l’ethnocentrisme européen véhiculés par ces textes. Dans la série d’essais ethnologiques inaugurée par Les Fonctions mentales dans les sociétés inférieures (publiée en 1910), jusqu’à La mentalité primitive (ouvrage publié en 1921, et généralement considéré comme son magnum opus), Lévy-Bruhl s’est acharné à donner une caution scientifique à la séparation entre l’homme occidental et le reste de l’humanité en proposant le terme de “mentalité prélogique” pour définir un mode de pensée qu’il a attribué aux peuples et races non occidentaux. Pour Lévy-Bruhl, la logique était l’apanage de l’homme blanc, associée étroitement à la civilisation occidentale ; elle était donc fermée par nécessité aux cultures élaborées en dehors de cette civilisation. L’évolution raciale ainsi envisagée par Lévy-Bruhl visait à établir une disparité radicale entre l’Occident et le reste de l’humanité, au niveau même des opérations mentales. »

C’est un message semblable que l’Europe envoyait à l’ensemble des Africains au moment précis où les principales puissances du «vieux » continent rivalisaient de procédés douteux pour étendre leur empire colonial, entre 1870 et 1914. C’est ce message que Léopold Senghor et Aimé Césaire ont reçu à l’école. Ils ont pourtant achevé leurs études en France, dans de hauts lieux de la culture européenne.[…]

Quelle devait être leur solitude quand, dans un tel contexte, ils s’efforçaient d’établir le concept de négritude sur des bases solides! D’où l’importance à leurs yeux de l’oeuvre de Léo Frobenius, qu’ils découvrirent à ce moment. Pour donner forme et force à leur conviction d’appartenir à une civilisation digne de respect, Senghor et Césaire avaient besoin de la caution de la science européenne. Les travaux de cet ethnologue allemand sur la civilisation africaine, publiés en France en 1936, furent pour ces deux hommes en quête d’une théorie de leur identité, une révélation. Frobenius appartenait à cette grande tradition romantique où l’art et les légendes nègres trouvaient plus naturellement leur place.

La culture africaine n’est pas le simple prélude à la logique, à la rationalité, mais une forme de participation à la réalité dont la richesse se manifeste dans l’art, mot auquel Frobenius donne un sens très large. Un régime politique peut être considéré comme une œuvre d’art dans la mesure où l’on peut l’assimiler à une légende vécue, à un grand jeu théâtral où chacun a son rôle. Que l’art prenne une telle forme ou celle plus attendue d’un masque ou d’une hutte aux belles proportions, il témoigne d’une réalité intérieure assimilable à la puissance formatrice d’une civilisation. On aperçoit ici les affinités entre Frobenius et Oswald Spengler, l’auteur du Déclin de la civilisation qui était son contemporain. C’est cette réalité intérieure qui l’intéressait et non les faits de l’ethnologie antérieure, celle de Lévy Bruhl notamment.

Tel fut le début d’une réflexion qui conduisit Léopold Senghor à l’idée de «civilisation de l’universel», synthèse à ses yeux de la rationalité européenne et de la sensibilité africaine.

Source: http://agora.qc.ca/Dossiers/Civilisation


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