Céline, le mal français

“Je sais mettre le doigt sur la plaie ! Pas mon pareil pour cet exercice.” Le docteur Destouches avait de quoi se vanter en écrivant à son éditeur, Gaston Gallimard, en 1954. Un demi-siècle après sa disparition, la plaie qu’il a ouverte au sein de l’histoire littéraire française n’est effectivement pas près de se cicatriser, à en juger la polémique de début d’année autour de la présence – puis de l’exclusion – de l’écrivain dans les célébrations nationales. “Céline reste un auteur pas comme les autres”, confirme Henri Godard. Professeur à la Sorbonne, ce spécialiste du roman français du XXe siècle, qui a aussi enseigné à Harvard et à Stanford, est l’universitaire qui connaît le mieux l’oeuvre de Céline, dont il publie aujourd’hui une monumentale biographie. “C’est quelqu’un qui suscite des avis tranchés, ajoute- t-il. Il y a ainsi toujours une partie de l’opinion qui le rejette complètement.”

Tout aussi tranchée a longtemps été l’approche critique pour aborder le cas Céline : on sépare souvent, d’un côté, le pur génie et, de l’autre, le parfait salaud. Deux postulats supposés indiscutables, et une dichotomie pratique pour éviter d’affronter ce que Philippe Muray nommait un “effrayant mystère”. Comme l’homme, l’oeuvre a, elle aussi, subi un coup de sécateur entre les romans et des pamphlets mis au placard. On pouvait ainsi écouter la fameuse “petite musique” célinienne tout en se bouchant les oreilles devant l’affreuse fanfare militaire de Bagatelles pour un massacre, L’école des cadavres ou Les beaux draps. Quitte à oublier que la violence stylistique des brûlots antisémites a contaminé la seconde partie de l’oeuvre. Après la guerre, Céline a d’ailleurs lui-même défendu l’idée de n’être qu'”un technicien, un styliste” sans message, une distinction entre le fond et la forme alors bien utile pour faire oublier ses errements idéologiques.

Dérives idéologiques

Cette théorie des deux Céline est largement remise en question depuis une vingtaine d’années, dans le sillage d’une inflation de travaux d’analyse qui en font l’écrivain français le plus étudié aujourd’hui. “Céline est maintenant envisagé comme un tout. On ne peut plus dissocier les haines de son génie”, assure le pionnier Philippe Alméras, dont la biographie à charge sur les dérives idéologiques de son sujet – qui avait jeté l’émoi dans le petit monde des céliniens en 1994 – est rééditée.

Thomas Mahler

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