Arendt Hannah

« C’est en conversant avec le regretté professeur Jean Trémolières au Colloque organisé par la revue Critère en 1976 que j’ai appris à connaître cet auteur trop peu connu ici: Hannah Arendt. »
Dans la pensée politique, Hannah Arendt 1 occupe une place à part. Sa vaste érudition, sa liberté vis-à-vis des idéologies à la mode, la hauteur de ses vues lui permettent une réflexion sans myopie, sans partialité et sans “partisannerie”. Sa critique du capitalisme, par exemple, est surtout une condamnation de l’inversion servile des valeurs véhiculées par la bourgeoisie. Son opposition à notre société s’enracine dans une philosophie inspirée surtout par la pensée grecque. Quand elle parle de Marx, c’est vraiment de Marx qu’elle parle. Elle ne s’éloigne jamais du texte dont elle souligne les points forts et les failles, sans jamais se laisser troubler par les idées reçues. 

Son originalité apparaît surtout dans la manière incisive avec laquelle elle montre le renversement des activités de l’homme et des valeurs dans la vie politique actuelle. Les pages les plus importantes de son oeuvre sont celles où elle traite du totalitarisme, phénomène qui résulte à ses yeux de la substitution de l’idéologie à la pensée politique.

Renversement des activités de l’homme
Quand toute activité est réduite au travail

Dans son principal ouvrage, Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt développe systématiquement la thématique du renversement des activités de l’homme. Ces activités sont hiérarchisées ainsi: le travail, l’oeuvre et l’action. Le travail permet à l’homme de vivre. Par l’oeuvre, l’homme dépasse le nécessaire et accède au domaine utilitaire et artistique. Enfin, l’action, où sa liberté s’exerce pleinement, lui permet d’entrer dans le monde du politique. Or, constate Hannah Arendt, si l’homme a été remplacé par la machine dans bien des tâches qui constituaient naguère son travail, il n’a pas réussi à en profiter pour instaurer une ère de liberté indispensable à l’action et à la politique; il s’est au contraire soumis davantage au joug de la nécessité: tout est devenu travail. Ce phénomène est une régression, une réduction de l’activité de l’homme au niveau élémentaire, un renversement de la hiérarchie.

Si nous entreprenons de “reconsidérer la condition humaine du point de vue de nos expériences et de nos craintes les plus récentes 2” nous pouvons observer, remarque l’auteur, que l’époque moderne glorifie le travail et arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Les capitalistes et les marxistes mettent le travail au premier rang de leurs préoccupations. Les premiers songent d’abord à la création d’emplois; les seconds à l’organisation de la lutte pour la dictature du prolétariat. Dans les deux cas, on réduit l’homme à n’être qu’un producteur.

En même temps, on trouve de nouvelles sources d’énergie et on invente des machines automatiques. Qu’est-ce donc que cette société qui veut délivrer les travailleurs des chaînes du travail et qui ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes qui sont la justification de la liberté recherchée?

Dans cette société égalitaire — car c’est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes — il ne reste plus de classes, plus d’aristocratie politique ou spirituelle qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l’homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leur fonction des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire 3.

Échec de l’émancipation du travail
Marx avait bien aperçu ce danger lorsqu’il soulignait que le but de la révolution ne pouvait pas être l’émancipation déjà accomplie des classes laborieuses. La révolution devait consister à émanciper l’homme du travail 4. Au premier abord, ce but paraît utopique; le seul élément strictement utopique de la doctrine de Marx, pense Hannah Arendt. Être émancipé du travail, déclare Marx, c’est être émancipé de la nécessité, ce qui finalement signifierait être émancipé de la consommation aussi. Les deux stades par lesquels doit passer le cycle perpétuel de la vie biologique, celui du travail et celui de la consommation, pourraient changer de proportion pour arriver au point ou presque toute la “force de travail” de l’homme se dépenserait à consommer.

L’espoir qui inspira Marx et l’élite des divers mouvements ouvriers — le temps libre délivrant un jour les hommes de la nécessité — repose sur l’illusion d’une philosophie mécaniste. Dans leur conception, la force de travail, comme toute autre énergie, ne se perd jamais de sorte que, si elle n’est pas dépensée, épuisée dans les corvées de la vie, elle nourrira automatiquement des activités “plus hautes” 5. Mais il y a loin de l’utopie à la réalité 6.

Libéré de la nécessité de la vie, l’homme pourrait s’occuper des activités plus hautes qui font de lui plus qu’un “animal laborans” qui peine et plus qu’un “homo faber” qui fabrique des objets utiles. Il pourrait être un “homo agens” qui se révèle dans la parole et l’action et accède ainsi au monde du politique. En effet, c’est par le verbe et l’acte que nous nous insérons dans le monde humain. Cette insertion ne nous est pas imposée, comme le travail, par la nécessité, nous n’y sommes pas engagés par l’utilité, comme à l’oeuvre. Agir, au sens le plus général, signifie prendre une initiative, entreprendre, mettre en mouvement 7. C’est là que s’enracine la politique. Mais qu’est devenue l’action? Il est vrai que l’instrumentalisation de l’action et la dégradation de la politique devenue moyen, en vue d’autre chose, n’ont évidemment pas réussi à supprimer tout à fait l’action mais l’ont réduite à n’être qu’un travail. La politique ainsi comprise est ainsi rétrograde.

Benoît Lemaire

Print Friendly, PDF & Email