« L’étranger »,« l’Autre », « l’immigré » et les minorités sont des sujets récurrents dans la vie politique et médiatique, en France comme dans l’ensemble de l’Europe. C’est justement à ce thème que Télérama consacre son dernier hors-série : « Etrangers. Une obsession européenne » qui, par le biais de photographies, d’un lexique, d’articles et d’entretiens avec des chercheurs, interroge les figures de l’étranger.
Quatre axes structurent ce hors-série : « la fabrique du barbare » questionne l’invention et les usages du terme « étranger », devenu si familier dans les discours, mais terme qui n’en reste pas moins dérangeant du fait des nombreuses connotations négatives qui lui sont associées. « L’étranger n’a pas toujours été étranger. Il a fallu, pour qu’il devienne et soit traité comme tel, des histoires de territoire, d’appartenance, de domination… et que des hommes s’inventent des origines pures et sans mélange » (p. 20). L’anthropologue Marcel Détienne rappelle ainsi, questionnant « l’Autre », le peuple « allogène », « l’autochtone » ou encore « l’exilé », que « l’étranger, c’est banalement le voisin » (p. 20). Cette partie permet au lecteur de découvrir les différentes figures de « l’étranger » à la fois dans l’Histoire, dans les mythologies, dans les textes (comme la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen), ou encore dans les problèmes de traduction [1].
La seconde partie, « L’étroitesse des nations », est consacrée aux liens entre identité et territoire, à l’échelle des Etats. Les auteurs interrogent la question de l’identité à l’intérieur de frontières nationales, à travers la question de la nationalité, de « droit du sang » (comme particularité juridique mais aussi discursive française), de l’appartenance communautaire et de la religion. Cette partie questionne davantage « l’immigré » comme forme particulière de « l’étranger » [2], et les spécificités du traitement de cette question en France : les sans-papiers, les immigrés, les musulmans en France sont autant de sujets très politisés ces dernières années, qui sont des objets décortiqués dans les articles au prisme des discours politiques, des vécus, des représentations et des perceptions des uns vis-à-vis des autres.
Dans la troisième partie, « Mitoyens du monde », les auteurs procèdent à un changement d’échelle et questionnent « l’étranger » face à ces (im)mobilités. L’exil est, par exemple, interrogé au prisme de la construction d’un « indésirable » par le « hors-lieu » (le lieu de la mise à l’écart) par l’anthropologue Michel Agier : « l’extraterritorialité, c’est le lieu exact de l’étranger : s’il est présent physiquement, il est administrativement maintenu hors du territoire national » (p. 60). Cette partie interroge également les images et les imaginaires de « l’étranger » au prisme du cinéma, notamment des films (Africa Paradis, Illégal, Biutiful [3], etc). Enfin, les auteurs y abordent la question des frontières, des migrations et des entraves à la mobilité, notamment face à la mondialisation.
Répartition mondiale des migrants internationaux en 2010
carte d’Alexandre Nicolas
« Etrangers. Une obsession européenne », Télérama horizons , pp. 72-73
La dernière partie, « Nouveaux départs », laisse place à des images et des récits construits comme des discours artistiques. Du théâtre (avec un entretien avec Wadji Mouawad, auteur et metteur en scène) à la littérature (avec un texte de l’écrivain Russel Bank, ou une analyse de la figure du voyageur dans la littérature par Claudio Magris), cette « carte blanche aux artistes » (p. 82) plonge le lecteur dans l’imaginaire de la géographie de « l’étranger », mais aussi dans la difficulté de l’élaboration d’une définition du « chez soi ». Un effet-miroir qui se reflète dans toutes ses œuvres : lui-même exilé à plusieurs reprises dans son enfance, se définissant aujourd’hui comme un « nomade », Wadji Mouawad témoigne ainsi que « dans un jeu de symétrie, les habitants du pays où j’ai vécu sont devenus à leur tour des étrangers pour moi » (p. 84).
Introduit par un intéressant lexique proposé par Louis-Jean Calvet qui « décortique » les mots utilisés autour de « l’étranger » et les imaginaires que ceux-là recouvrent (autochtone, bicot, frontière, indigène, langues étrangères, métèque, métis, rastaquouère, etc.), ce hors-série de Télérama horizons s’adresse à un public large qui désirerait appréhender les processus d’invention de « l’Autre », de construction de « l’indésirable » et de mise à l’écart de « l’étranger ». Se lisant rapidement, ce hors-série peut constituer une introduction à une littérature riche sur les questions des migrations , de l’identité, ou encore des frontières.
Bénédicte Tratnjek.
[1] Voir le compte-rendu du café géo « Dire le monde en plusieurs langues », avec la philosophe Barbara Cassin, 25 novembre 2008.
[2] A noter que le hors-série ne discute pas la différenciation entre « immigré » et « étranger », notamment en rapport avec les tendances politiques (les discours entre la droite et la gauche française tendent à ne pas utiliser le même terme, en utilisant majoritairement « étrangers » pour les premiers, et « immigrés » pour les seconds).
[3] Voir le compte-rendu du film Biutiful (Alejandro Gonzáles Iñárritu, 2010) proposé par Bertrand Pleven, rubrique « Des films », 10 novembre 2010.