Le capitalisme, entre contrainte et consentement

Par ses seuls titre et sous-titre, le dernier ouvrage de Frédéric Lordon se rapporte à une tradition philosophique bien enracinée en France depuis Althusser et qui consiste à lire ensemble Marx et Spinoza, que ce soit en s’aidant de Spinoza (plutôt que de Hegel) pour mieux lire Marx ou bien en s’aidant de Marx (plutôt que de Descartes) pour mieux lire Spinoza. La première démarche peut s’autoriser de ce qu’il y a effectivement eu une lecture de Spinoza par Marx, et de ce qui subsiste dans le texte de Marx, surtout du jeune Marx, des traces de cette lecture, notamment dans ses conceptions anthropologiques (l’homme comme Teil der Natur ou pars naturae) et ontologiques (la nature comme totalité productive, l’histoire humaine comme continuation de l’histoire naturelle). Quant à la seconde démarche (user de Marx pour lire ou en lisant Spinoza), elle paraît évidemment plus aventureuse et risquée, mais elle peut par exemple se justifier de ce que, avec Spinoza comme avec Marx, on a affaire à deux des très rares philosophes qui, dans toute la tradition occidentale, se soient revendiqués partisans de la démocratie. Cela dit, le livre de F. Lordon n’est pas un travail d’historien de la philosophie et le lecteur ne doit s’attendre à une lecture interne détaillée ni de Marx ni de Spinoza (encore que : un lecteur qui en serait complètement ignorant apprendra beaucoup de choses sur Spinoza dans le livre de F. Lordon). Ce n’est pas là une critique de ma part, ni même une réserve : il s’agit seulement de dire que le propos de F. Lordon n’est pas l’étude des pensées de Spinoza et Marx pour elles-mêmes, ni celle de leurs rapports. Le propos de l’auteur est de produire une compréhension des transformations du capitalisme engagées depuis 25 ou 30 ans et toujours en cours actuellement. Marx et Spinoza sont donc convoqués ici en ce qu’ils peuvent aider à produire cette compréhension. On peut cependant constater que la référence à Spinoza est nettement plus présente que la référence à Marx, que la langue et les concepts spinozistes (à commencer par des concepts techniques tels ceux d’affect, d’affection, de conatus et de puissance) y sont bien davantage mis à contribution que les concepts proprement marxiens.

Mais ce déséquilibre apparent a quelque chose de trompeur dans la mesure où le cadre de la réflexion de F. Lordon sur le capitalisme est en réalité directement emprunté à Marx : à très juste titre, l’auteur part de l’idée selon laquelle ce qui, en définitive, est central dans le capitalisme, et ce qu’il a proprement inventé, c’est le salariat ou le travail salarié. C’est bien là en effet une thèse majeure de Marx : dans tous les modes de productions et dans toutes les formations sociales antérieurs au capitalisme, les structures de la domination étaient constituées en dehors du travail ou bien elles encadraient le travail du dehors ; dans le capitalisme, au contraire, le rapport social de domination est intérieur et immanent au travail. C’est ici la forme prise socialement par le travail qui engendre d’elle-même et à l’intérieur d’elle-même le rapport social de domination. Cela a notamment pour conséquence que, dans les formations sociales non capitalistes, les rapports de domination sont manifestes, tandis qu’ils sont inapparents sous le capitalisme. Ou plutôt, les rapports de domination apparaissent dans le capitalisme pour le contraire de ce qu’ils sont : ils apparaissent comme n’étant pas des rapports de domination, ils prennent la forme de rapports non imposés, non forcés, librement consentis et librement choisis. C’est ainsi que le rapport entre le travail et le capital apparaît comme un rapport d’échange entre deux partenaires également libres et autonomes qui se mettent d’accord sur le prix auquel l’un accepte librement de vendre à l’autre la marchandise dont il est propriétaire, à savoir sa capacité ou force de travail. Cette apparence d’un échange somme toute équitable (travail contre salaire) entre deux individus également libres est comprise par Marx comme une apparence réelle : les choses ne font pas que se présenter ou apparaître comme cela, elles fonctionnent réellement comme cela. Mais ce n’est pas parce que l’apparaître correspond à l’être qu’on est pour autant dans le vrai, au contraire : quand c’est l’être lui-même qui est faux, l’apparaître qui lui correspond est une mystification.

L’intenable servitude volontaire

L’objectif visé par F. Lordon dans son livre est de comprendre comment cette mystification peut fonctionner, et les moyens en vue de parvenir à cet objectif sont puisés par lui dans l’arsenal conceptuel forgé par Spinoza : il s’agit de « reprendre le problème salarial par les passions » (p. 11), c’est-à-dire de se situer en « ce lieu où l’anthropologie spinoziste des passions croise la théorie marxiste du salariat » (p.13). Mais il faut d’abord récuser la première explication qui se présente, à savoir celle de la servitude volontaire. En vertu de cette « explication », il faudrait dire ceci : le travailleur sait bien qu’en échangeant l’usage de sa force de travail contre un salaire, il s’est déjà livré pieds et poings liés au capital dans la mesure où, en acceptant l’échange et les termes de l’échange, il a en réalité déjà accepté que le travail qu’il effectuera ne soit plus son travail mais soit l’activité du capital par laquelle celui-ci accroît sa propre valeur. Le travailleur saurait donc parfaitement tout cela, il en serait pleinement conscient, mais il l’accepterait quand même et il se soumettrait volontairement, acceptant que son activité propre ne soit plus la sienne et qu’elle soit entièrement mise au service du capital s’autovalorisant par l’usage qu’il fait du travail qu’il est parvenu à mettre à son service.

Frank Fischbach

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