Histoire moderne et contemporaine du politique

1. L’onction populaire des gouvernants est pour nous la principale caractéristique d’un régime démocratique. L’idée que le peuple est la seule source légitime du pouvoir s’est imposée avec la force de l’évidence. Nul ne songerait à la contester, ni même à la réfléchir. Nous en sommes toujours restés là. Cet énoncé recouvre pourtant une approximation d’importance : l’assimilation pratique de la volonté générale à l’expression majoritaire. Mais elle n’a guère été discutée. Le fait que le vote de la majorité établisse la légitimité d’un pouvoir a en effet aussi été universellement admis comme une procédure identifiée à l’essence même du fait démocratique. Une légitimité définie en ces termes s’est d’abord naturellement imposée comme rupture avec un ancien monde où des minorités dictaient leur loi. L’évocation de « la grande majorité », ou de « l’immense majorité » suffisait alors à donner corps à l’affirmation des droits du nombre face à la volonté clairement particulière de régimes despotiques ou aristocratiques. L’enjeu décisif était de marquer une différence quant à l’origine du pouvoir et aux fondements de l’obligation politique. Partant de là, le principe de majorité s’est ensuite fait reconnaître dans son sens plus étroitement procédural.

2. Le passage de la célébration du Peuple ou de la Nation, toujours au singulier, à la règle majoritaire ne va pourtant pas de soi, tant les deux éléments se situent à des niveaux différents. Il y a d’un côté l’affirmation générale, philosophique si l’on veut, d’un sujet politique, et de l’autre l’adoption d’une procédure pratique de choix. Se sont ainsi mêlés dans l’élection démocratique un principe de justification et une technique de décision. Leur assimilation routinière a fini par masquer la contradiction latente qui les sous-tendait. Les deux éléments ne sont en effet pas de même nature. En tant que procédure, la notion de majorité peut s’imposer aisément à l’esprit, mais il n’en va pas de même si elle est comprise sociologiquement. Elle acquiert dans ce dernier cas une dimension inévitablement arithmétique : elle désigne ce qui reste une fraction, même si elle est dominante, du peuple. Or la justification du pouvoir par les urnes a toujours implicitement renvoyé à l’idée d’une volonté générale, et donc d’un peuple figure de l’ensemble de la société. Cette perspective sociologique n’a cessé d’être renforcée par le réquisit moral d’égalité et l’impératif juridique de respect des droits, appelant à considérer la valeur propre de chaque membre de la collectivité. C’est ainsi l’horizon de l’unanimité qui a depuis l’origine sous-tendu l’idée démocratique : est démocratique, au sens le plus large du terme, ce qui exprime la généralité sociale (le cours de 2007 avait longuement exploré la question qui n’a donc été que brièvement évoquée en 2008). On a seulement fait dans comme si le plus grand nombre valait pour la totalité, comme si c’était une façon acceptable d’approcher une exigence plus forte. Première assimilation doublée d’une seconde : l’identification de la nature d’un régime à ses conditions d’établissement. La partie valant pour le tout, et le moment électoral valant pour la durée du mandat : tels ont été les deux présupposés sur lesquels a été assise la légitimité d’un régime démocratique.

3. Le problème est que cette double fiction fondatrice est progressivement apparue comme l’expression d’une insupportable approximation. Dès la fin du xixe siècle, alors que le suffrage universel (masculin) commençait tout juste à se généraliser en Europe, les signes d’un précoce désenchantement se sont pour cela multipliés de toutes parts. Au spectre du règne des masses, d’abord tant redouté par les libéraux, se trouva bientôt substitué le constat de l’avènement de régimes engoncés dans l’étroitesse de leurs préoccupations. Les mots de peuple et de nation qui n’avaient cessé de nourrir les attentes et les imaginations se sont alors trouvés comme rapetissés en étant noyés dans les méandres de l’agitation partisane et des clientèles. Le système des partis, dont aucun des premiers théoriciens de la démocratie n’avait envisagé l’existence et le rôle, s’est imposé à partir de cette période comme le cœur effectif de la vie politique, entraînant le règne des rivalités personnelles et des coteries. Le Parlement, qui avait été de son côté considéré depuis l’origine comme l’institution qui résumait l’esprit et la forme du gouvernement représentatif, perdait à l’inverse sa centralité et voyait son fonctionnement changer de nature. L’idée première d’une enceinte de la raison publique où serait débattue à haute voix la définition de l’intérêt général s’est de fait dégradée en un système de marchandages asservis à des intérêts particuliers. Le moment électoral a continué de son côté à mobiliser les énergies et à exprimer de véritables enjeux. Mais il n’a plus été cette fête chaleureuse de la citoyenneté qui avait dessiné le premier horizon du suffrage universel. Pendant toute cette période des années 1890-1920 au cours de laquelle s’amoncellent les ouvrages qui auscultent la « crise de la démocratie », l’idée que le fonctionnement du système électoral majoritaire conduit à exprimer l’intérêt social a ainsi perdu toute crédibilité. Le monde électoral-parlementaire est davantage apparu gouverné par des logiques de particularité que par une exigence de généralité. Le principe de l’élection des gouvernants a certes toujours dessiné un horizon procédural indépassable, mais on a cessé de croire à l’automaticité de ses vertus.

Pierre Rosanvallon

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