Voici un pays où 77 % des hommes d’affaires déclarent devoir contourner la loi pour mener à bien leurs activités. Le chiffre ne colle pas vraiment à l’image de l’Arabie saoudite, cette monarchie pétrolière réputée absolue. Dans un ouvrage novateur (1), Steffen Hertog explore les rouages de l’économie politique saoudienne et défait une à une les illusions liées à la théorie de l’« Etat rentier ». Première victime de sa tournée des antichambres royales : l’idée d’un Etat tout-puissant écrasant la société du haut de sa richesse. L’auteur, qui a travaillé plusieurs années au ministère saoudien du plan, montre au contraire que l’Etat apparaît moins comme Saturne dévorant ses fils que comme Gulliver face aux Lilliputiens : victime de son embonpoint, ce géant est paralysé par mille liens minuscules. L’Etat est aussi omniprésent qu’immobile ; plus il distribue des revenus et des prébendes, plus il est prisonnier de ses clientèles et de ses réseaux.
Il n’en a pas toujours été ainsi : dans les années 1950 et 1960, des princes en petit nombre ont construit l’administration à partir de rien, soucieux d’affirmer leur pouvoir et de s’enrichir. Mais leur création s’est peu à peu solidifiée ; devenue incontrôlable, elle a continué de croître sans changer de forme — ce que n’a fait qu’aggraver le boom pétrolier des années 1970. Le résultat est monstrueux : l’Etat saoudien est incapable de se réformer ou de transformer une société infiniment riche et incroyablement désordonnée.