Jubilation. C’est la première émotion qui saisit à la lecture d’un livre d’Olivier Cadiot. On y trouve des rois et des courtisans, des propagandistes new age et des poètes vieux style, des sportifs borderline et un lapin fluo, du rock et de la musique savante, du cinéma typographique et du « roman par poèmes ». On a l’impression de plonger, au cœur de la modernité, dans l’enfance de l’art, en ces temps bénis où tous les arts communiquaient pour célébrer la même vie. La poïesis s’est toutefois détraquée : ce n’est plus une vaste communication harmonieuse ni une production réglée et finie. En régime capitaliste, elle est devenue « auto-usine », proliférant en tous sens — accélérateur de particules : il y a des chocs, des micro-fusions, des mondes qui apparaissent et qui s’effondrent. Cadiot est le poète d’une antiquité romancée à l’usage d’aujourd’hui. Ou, si l’on préfère, un romancier du XIXe siècle ayant travaillé chez L’Oréal après avoir couché avec Deleuze sous les yeux d’un Wittgenstein horrifié.
Gueuloir. On pourrait décrire cela autrement. Ses romans sont des « gueuloirs » diffractés à l’infini. Flaubert disait du sien : « Je hurle, je tempête, c’est plus que du délire. » Il y a de cela chez Cadiot. Mais il y aussi du Flaubert dans le travail acharné, la documentation infinie, l’hystérie méchante et généreuse. Car gueuler ne suffit pas, encore faut-il travailler ses cris pour qu’ils portent là où ça fait mal, et rire, et du bien : en soi et contre soi. Cadiot soulage des théories de « la littérature » qui en annonceraient la mort, ou la restriction, ou la cochonnerie : on serait post-moderne, post-Beckett, post-Blanchot, post-ce-qu’on-voudra et soumis à ces diktats du temps. Il ne nous en déleste pas — on sent trop combien lui-même a traversé ce brasier —, il nous en soulage, c’est mieux. On ne sauve pas la vie par des jeux de massacres mais par des fidélités équivoques.
Manuel de survie. Le meilleur nom pour décrire cette sauvegarde, c’est sa définition du roman : « manuel de survie ». À quoi sert la littérature, sinon à apprendre à voir sans se laisser fasciner, à élargir la « palette de ses sensations » là où l’on pensait ne plus rien sentir, à s’encolérer où l’on croyait s’être habitué, bref à vivre ou à survivre, suivant l’état que l’on se prête ? Après avoir lu Cadiot, on ne se sent pas plus intelligent, plus savant, ou plus sublime. On se sent plus heureux. L’art comme promesse de bonheur. Survivre c’est être heureux, même si cela oblige à ruser. Cadiot est le plus stendhalien des écrivains stendhaliens.
Robinson. L’incarnation de cette jubilation, de cette hystérie et de cette survie, c’est Robinson, le héros de tous ses livres. Une telle filiation dit peut-être deux choses. D’abord une modestie : Robinson, c’est le Monsieur la bricole de la littérature de second rang ; un besogneux, l’homme moyen, normalement monstrueux, de nos démocraties peu glorieuses sous leur vernis de tempérance. Mais ensuite une ambition : Robinson, c’est aussi le héros de la littérature universelle, celui de Rousseau, de Verne, de Proust. Et chez les économistes classiques, c’est la figure parfaite du producteur individuel et le modèle de l’échange utilitariste. Proposer un nouveau Robinson, ce serait donc poursuivre et refonder la littérature, l’économie, et par suite la politique. Dans cet « écart-Robinson » entre modestie et ambition absolues, on peut espérer apercevoir le secret de son œuvre en cours. C’est en tout cas là que nous l’avons cherché.
Depuis Futur, ancien, fugitif, tous vos romans apparaissent comme d’étranges robinsonnades, où le héros n’est jamais le même, mais s’appelle toujours Robinson, et où l’histoire semble tourner autour du même canevas : naufrage ou exil, reconstruction, retour. Qu’est-ce qui vous a happé dans un tel récit ?
Robinson, c’est l’employé modèle pour un roman. Voilà un type qui se retrouve dans une île avec trois caisses échouées et à partir de ça, nous refabrique un monde complet. On croque une petite madeleine à la plage, et déjà trois mille pages ! Robinson en fait trop, il est le comble en soi. C’est l’archipersonnage. Plutôt que de se fabriquer un hamac, un parasol, et de s’installer en vacances, il se met au travail pour l’éternité. Auto-usine. Le naufrage, ça reste assez anecdotique. Ou plutôt, mais cela revient au même : le naufrage, c’est la péripétie obligatoire, la condition nécessaire. Je comprends bien Barthes qui dit, dans Comment vivre ensemble [1], que le roman de Defoe l’ennuie dès qu’il s’y passe quelque chose. Expédions les circonstances : ce qui est intéressant, ce sont les vies quotidiennes, les vies mode d’emploi, les listes. Robinson est profondément — on pourrait dire — listé. Ça me permet d’engager cette série de livres par Futur, ancien, fugitif, un roman par liste, comme on dit roman par lettres, où chaque objet ou événement renvoie à l’infini vers un index exhaustif imaginaire. C’est aussi un roman par poèmes, ce qui me permettait d’éviter un peu l’ennui du récit. Traverser la rivière en sautant de pierre en pierre ; de bloc en bloc ; de reconstitutions en installations ; de plans en chansons ; de genres en genres. Il me fallait un encyclopédiste à la manque, un autodidacte de bonne volonté. C’est sa méthode qui m’intéressait, pas sa solitude ni son île. Peut-être son perroquet ?